C’est un appartement spacieux qui surplombe les quais de Seine. Les clameurs de la rue n’y parviennent qu’à peine, atténuées par d’épais rideaux de velours et par les panneaux en bois de palissandre qui ornent la pièce et semblent la tenir à distance respectueuse du reste du monde. L’air et la moquette y sont épais.
Sur les rayonnages de la vaste bibliothèque, on ne distingue pour l’heure que sept ouvrages. Les Figures, de Robert Alexis, Des Hommes, de Laurent Mauvignier, Photo de groupe au bord du fleuve, d’Emmanuel Dongala, Dino Egger, d’Eric Chevillard, Le Maréchal absolu, de Pierre Jourde, Faillir être flingué, de Céline Minard et l’Oragé, de Douna Loup. Disposée dans un écrin, une petite fiole contient également, dit-on, des larmes de jurés. Larmes de tristesse ou de colère, nul n’en a plus le souvenir. Mais chaque année, plus ou moins à la même époque, l’écrin suinte. L’année dernière, c’était au moment de la remise du Prix Décembre. Allez comprendre.
Seul repère dans la pénombre, une cheminée crépite et dégage une discrète fumée noire. A côté du tisonnier, dans une corbeille, les prix « Pilon » des années précédentes.
Une daube de boeuf mijote depuis une vingtaine d’heures. Le cognac arrive à température. Les rillettes transpirent doucement. L’heure approche, la pression monte.
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19h30 – Le jury converge
A la demie de dix-neuf heures, les membres du prix Virilo, toute affaire cessante, se lèveront comme un seul homme. Ils afflueront des quatre coins de la capitale, en aviron pour les uns, en trottinette à moteur ou en vélocouché pour ceux qui habitent le onzième arrondissement. Tous prendront la direction de ce salon capitonné.
En préparation de cette soirée fatidique, ils ont soigneusement lustré leurs moustaches et leurs arguments. Ils ont révisé le Système de Vote, sans véritablement le comprendre. Ils ont étudié les triangulaires possibles, envisagé des alliances. Ils se sont demandé ce que pouvait signifier l’expression « Voter en homme » et ils s’y préparent. Tous savent qu’in fine c’est la passion qui l’emportera. Qu’aucune victoire ne s’est jamais obtenue, au Virilo, sans un plaidoyer vibrant pour son champion.
L’alcool aidant, bientôt le salon feutré sera traversé de hauts cris, de menaces d’automutilation, de saucisses cocktail renversées en signe de défi. Les amitiés n’auront plus cours, les services sexuels se marchanderont en échange d’un vote. Il faudra aussi convaincre le Président du jury qu’untel ou unetelle, ça ne fait aucun doute, « c’est le nouveau Chevillard« . Les nouveaux membres découvriront que l’incompréhensible Système de vote ne fait pas tout et qu’il faut aussi donner de sa personne.
Plusieurs heures s’écouleront avant qu’un(e) lauréat(e) n’émerge de ce marasme. Au milieu de la nuit, comme à son habitude, le Président brandira alors le volume avec fierté, angoisse et soulagement.
Fierté, car il s’agira de l’un des meilleurs ouvrages de la rentrée littéraire 2016, si ce n’est le meilleur.
Angoisse, car il ne lui restera plus qu’une poignée d’heures pour rédiger un communiqué de presse, contacter les maisons d’édition, préparer son discours pour la soirée du lendemain (au café Titon, Paris 11e, à partir de 20 heures).
Soulagement, en songeant au fait qu’il pourra bientôt reprendre une vie normale et n’aura plus de mauvais bouquins à se coltiner jusqu’à l’année prochaine.
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