Lu par…Gaël

Moustaches cryptées
Écrivain, c’est dur. Il faut toujours trouver des nouvelles idées et tout a déjà été fait. Ce qui marche pas mal, c’est l’hybridation : Anna Gavalda + Paolo Coelho = Raphaëlle Giordano, par exemple.
Ici, nouvel objet littéraire plus étonnant : Les liaisons dangereuses + L’insurrection qui vient. Valmont + Edward Snowden. Bref, vous avez compris (les meilleures combinaisons : [un truc inspiré de ce bon vieux Choderlos + un bidule en rapport avec l’imaginaire ZADiste] recevront un portrait du Président par la poste malienne). En revanche, petite déception par rapport au titre, le personnage principal n’est pas une serpillière.
Agathe Denner et Guillaume Thévenin sont donc les modernes comploteurs. Cofondateurs d’une florissante entreprise du Web spécialisée dans la provocation, dissimulés derrière de transparents pseudonymes de hackers, ils tissent leurs intrigues en chattant sur des messageries cryptées et en semant le trouble sur Médium, un réseau social très inspiré de #VoussavezQui, en plus intellectuel (je ne le répéterai mais globalement, sachez-le : dans ce livre, tout est plus intellectuel. C’est un de ses charmes). Ils trament, ourdissent, complotent. Tirent les ficelles dans l’ombre du tout-paris numérique, à la fois faiseurs d’argent et de rois, et défenseurs de l’Internet libre, ouvert et anonyme. Janus libéraux et libertaires, comme ils le disent si bien. On y insiste, mais les vrais héros ce sont eux. Deuxième charme (comme on dit sur un autre réseau social). Autour d’eux et de leur entreprise gravitent trois couples en pleines crises, sur les braises desquelles les deux compères soufflent avec enthousiasme, et qui échangent d’abondance. Car dans ce livre, tout le monde écrit beaucoup (troisième charme) : des mails, des bouteilles à la mer sur Médium ou quelques lignes sur leurs applications de messagerie instantanée. Vous n’y trouverez que cela car c’est le défi : écrire un roman épistolaire contemporain, qui témoigne de ce moment numérique où même l’oralité et l’instantané, même le plus anodin et éphémère, sont enregistrés quelque part dans un serveur à l’autre bout du monde. L’écrire avec des longs mails très littéraires, certes, mais aussi avec des messages instantanés parfois les plus triviaux. Utiliser le like et le « XXX est en train d’écrire » comme des objets de langue, au même titre qu’une cadence catuléenne (Catulle écrivait-il des cadences ? Cette critique a été écrite sans Wikipédia).
En dire plus, ça serait inutilement déflorer puisqu’un 5 moustaches, vous le lirez forcément.
C’est assez merveilleux. Drôle, original, nerveux, vénéneux. Tout est très bien troussé et tout le monde a beaucoup trop lu Deleuze avant de songer à écrire son premier statut. Malgré cette homogénéité de la langue il y a la Marque, celle des grands écrivains, de ceux qui savent camper avec le même brio huit personnages différents et dont on croit absolument qu’ils ont mis un bout de leur âme dans chacun d’entre eux. Il y a aussi un récit qui prend très au sérieux Internet, ce qu’il fait aux âmes, les corps déterritorialisés et finalement ce paradoxe qu’il faudra bien expliciter : connectés en permanence à tous ceux que nous aimons, nous sommes toujours seuls. Dans ce feu d’artifices, il y a deux choses qui m’ont particulièrement plu : la figure sombre et jusqu’au bout incorruptible, dans son genre, de Guillaume Thévenin, fascinante de détermination aveugle et de violence jusqu’au moindre détail des rapports humains. Il me hante. Et le très beau roman d’amour, sur l’amour en tout cas, où aimer est un exercice spirituel, où aimer est sublime mais aussi très dur et très intelligent. Un peu comme La Nouvelle Héloïse + A nos amis, finalement.
Lu aussi par…Bérénice

Moustaches résistant à une pression venue des territoires du profit
Nous ne ferons pas l’injure à Sandra Lucbert de la comparer avec d’autres romans de la rentrée littéraire mais il n’empêche, le voici, le premier vrai roman littéraire de l’ère facebook.
Facebook, que dis-je, Medium plutôt. Car c’est le réseau principal du roman, sur lequel s’échangent des messages, se postent des statuts, à cause duquel des mails sont échangés. Dans La Toile, les roués Guillaume Thévenin et Agathe Denner (mais qu’elle est réussie !) nous ravissent de leur égocentrisme et en abreuvent leur cour virtuelle, entre fan premier degré, sicaires du savoir-vivre 2.0 et employés perplexes.
Après un Avis au lecteur qui dresse le décor (politique !), nous voici plongés dans les rets des deux fascinants hackers/start-upeurs du 11e arrondissement. La petite Ana Stasia qui subit leurs outrages est la représentante du clan des victimes : elle titille en nous le besoin d’en savoir plus sur ses bourreaux et la jubilation devant leur folie démesurée. Denner et Thévenin sont riches, riches d’idées, de vengeances et de bons mots mal-à-propos. Line-up, leur start-up, fait plus parler d’elle qu’elle ne parle des autres (n’est-ce pas là l’essence de toute bonne fête ?) et fascine en ricochets.
Parmi le cénacle des personnages convoqués, chacun possède son style, ses idées, sa personnalité, jetées en pâture sur Medium, défendues mordicus. Les têtes sautent, les secrets se vomissent, les bâtons surgissent dans les roues, la satire est fine et l’esprit partout. Lecteur, lectrice, tu riras et remercieras l’autrice de tant d’intellectualisme raffiné.
Thévenin, le Valmont du (dark-)web vit selon son propre code, imperturbable, jusqu’à la destruction : en questionnant internet, il s’y englue. On le regarde et on se regarde avec jubilation.
J’adhère.

Performance numérique et littéraire
Une Réponse vers “La Toile, de Sandra Lucbert”