Lu par…Philippe

Trois
Résumé
Il était une fois un pauvre paysan et une pauvre paysanne qui n’avaient pas d’enfant. Ils vivaient à l’orée d’un bois. Il faisait froid, il faisait faim, c’était la guerre.
Il était une fois un convoi de wagons à bestiaux qui transportait des gens. Parmi ces gens, un couple et deux nourrissons.
Ces débuts de contes vont se rencontrer : à un ralentissement de voies, un châle est lâché du wagon par une main désespérée. La pauvre paysanne accourt. Emmitouflé dans le châle, un des nourrissons. Elle ramasse « la plus précieuse des marchandises ». Vous en êtes à la page 26 sur 103.
Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la littérature de camps
Pourquoi existe-t-il une littérature de camps ? Un des paradoxes du devoir de mémoire est qu’il doit lutter sans cesse contre l’habitude né du ressassement du récit, qui implique une perte de son pouvoir évocateur. Pour que la mémoire reste vive, le récit doit « innover », malgré des faits historiques figés voire sacrés. Il lui faudrait donc faire œuvre de littérature, ce qui est à la fois ardu et gênant, car « comment faire de la fiction sans insulter les morts ? » (marronnier à retrouver ici ou ici ou encore là et même dans des caméo). « Faire vivre » le récit de la Shoah par le renouvellement des formes devient donc, avec le temps et l’habitude, une ambition acceptée, parfois louable mais toujours casse-gueule.
Littérature enfantine, BD, manga, roman fantastique, vaudeville, voire récit érotisant (cf notre accessit 2017 « camp de la petite mort »)… vous pouvez y aller ! Si un genre existe, il a déjà traité des camps de la mort, et pas toujours avec réussite. C’est une sorte de Règle 34 de la littérature.
Et pourquoi passe-t-elle ici par un conte sur la shoah ? Par souci d’efficacité (un peu pompier). Car en l’occurrence, avec La plus précieuse des marchandises, c’est le retour d’une variation late-90ies du récit de camps : le double effet Kiss Cool né du décalage entre réalité sordide et description naïve, tendre ou loufoque, empruntant tantôt au genre de la fable, du conte ou de l’histoire vue à hauteur d’enfant façon Jeux Interdits) – cf. La Vie Est Belle ou Train de Vie et ses 10 dernières secondes typiques.
Le train de vie pour Pau
Fidèle au genre qu’il s’impose, Jean-Claude Grumberg tient donc à ce que ce soit bien clair dès la première page : ce récit est « UN CONTE ». Donc en gros c’est « POUR DE FAUX mais pour de vrai dans le fond mais POUR DE FAUX mais le faux n’est-il pas plus vrai que le vrai ? ». L’auteur n’arrive cependant pas à faire l’économie d’un épilogue page 101 commençant par « Voilà, vous savez-tout. Encore une question ? Vous voulez savoir si c’est une histoire vraie ? », étrangement renforcé par un froid épilogue d’épilogue, intitulé « Appendice pour amateurs d’histoires vraies », dans lequel il répond de manière vénère-préventive à ses possibles détracteurs. Ce bref « Appendice » n’est
d’ailleurs pas inutile car, comme dans l’épilogue de Train de Vie, il mène au bout le projet de ce récit : faire un détour par la fiction pour redonner de la vitalité à la mémoire.
En ce sens, ce conte atteint son objectif après quelques très belles pages, malgré des maladresses : des tics agaçants « pour faire récit oral* » et une écriture inégale, tantôt très fine** tantôt bien lourde***. On notera aussi l’hésitation de Grumberg à rester dans le style « naïf » des premières pages, ce qui est pour le meilleur tant l’auteur assume mal la poétique propre au conte****. On lui pardonne : il est toujours bon de se rappeler avec force qu’il existe un combat entre l’ombre et la lumière, et que nos actes nous font chaque jour choisir un camp. La littérature sert aussi à ça.
Citations
*et ***et **** « Dans ce grand bois régnait grande faim et grand froid. Surtout en hiver. En été une chaleur accablante chassait le grand froid. La faim, elle, par contre, était constante, surtout en ces temps où sévissaient, autour de ce bois, la guerre mondiale. La guerre mondiale, oui oui oui oui oui. »
** « La mort ne vint pas et la délivrance se présenta à lui sous la forme d’un soldat étoilé de rouge et dont les yeux exorbités témoignaient de l’horreur qu’il venait de découvrir. Après avoir constaté que le cadavre qui le dévisageait vivait encore, le jeune soldat lui glissa le goulot de sa gourde dans la bouche et quelques biscuits dans les mains, puis il le prit dans ses bras, l’arrachant au tas de mourants, et le déposa devant la baraque, sur un bout de terrain sans cadavres, sous le soleil du printemps renaissant. »

Jurés essayant de libérer la littérature de camp de ses propres limites.
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