Lu par… Gaël

Trois moustaches tendres
Hector, Sylvie et Lester partent vivre un an aux États-Unis, dans une université moyenne de la côte est où Hector s’est vu octroyer un poste de professeur invité. Là, ils se révèlent à eux-mêmes, chacun d’une manière différente : Hector se réinvente en Don Juan, Lester en gourou pour adolescents, Sylvie va au bout de son expérience du non-agir zen (et se met à la poterie).
L’histoire tient donc en quelques lignes, d’ailleurs la quatrième de couverture dit à peu près tout. L’intérêt du livre ne tient pas dans son scénario ou dans les rebondissements, plutôt dans le portrait psychologique très fin des deux cabossés de la vie que sont Sylvie et Lester, personnages trop intelligents pour leur propre bien et qui ont choisi de tracer leur voie dans la dissimulation et la discrétion. On mesure la radicalité de ce choix à l’heure des mantras de l’affirmation de soi. La figure d’Hector, qui est explorée plus en creux et qui apparaît au départ comme un imposant philosophe et poète, au surplus séducteur sur le tard, en ressort également changée.
C’est donc un beau livre, subtil, original et empathique, sur des figures étranges, qui ont choisi d’être en marge du monde sans en faire un étendard, et qui pourtant n’en ressortent pas méprisables ou anodines. Sylvie, exploratrice du vide antérieur – au point parfois d’en devenir angoissante ; Lester, apôtre de la bonté cachée et de l’attention à l’autre non revendiquée ; Hector, imperturbable pilier qui pourtant ne peut tenir debout sans l’amour de sa femme si étrange.
Si on se limite à trois moustaches, ce n’est pas par manque d’intérêt, plutôt parce que le choix du mezzo vocce permanent, tant sur le fond que sur la forme, n’est pas exactement entraînant et qu’on peut rester un peu extérieur au livre.
Et lu aussi par… Anne

4 moustaches satisfaites
Revisitant le genre anglo-saxon du Campus novel, Agnès Desarthe franchit l’Atlantique pour mieux observer le couple et la famille française. Lorsqu’Hector est nommé professeur dans une université américaine, sa femme Sylvie et son fils Lester le suivent pour vivre ensemble cette expérience unique. Hector devient très vite la coqueluche de la faculté, tandis que Lester traverse à l’insu de ses parents une crise mystique d’une rare intensité mais dont il semble tirer une grande satisfaction et un véritable épanouissement. Seule Sylvie éprouve des difficultés à prendre ses marques dans un pays dont elle parle mal la langue et dans une société pétrie de contradictions qui s’apprête à élire un président orange tout droit sorti de la trash tv. Pour résumer, elle s’ennuie ferme, rencontre des francophiles (d)étonnants, se lance dans la poterie. Elle en est là. Du fait de la distance et d’un état légèrement dépressif, les attentats qui frappent la France en cette année 2015 prennent une teinte particulière, aussi terrifiante qu’irréelle.
Mais lorsque l’infidélité d’Hector devient patente, Sylvie choisit d’avoir confiance en la solidité des liens qui l’unissent à son mari. Eh puis bon, c’est pas comme si elle-même était blanc-bleu, on est dans une famille bourgeoise, on a tous nos petits secrets, depuis quand n’a-t-on plus le droit de coucher avec le petit personnel, surtout quand il porte le nom d’un éminent joueur de foot suédo-bosniaque ayant officié au Paris-Saint-Germain puis au Manchester United, considéré comme l’un des avants-centres les plus complets au monde et l’un des meilleurs attaquants de l’histoire du football, malgré un tempérament de chiotte, mais ça fait vendre l’Équipe, alors on lui pardonne (vous l’avez ou je continue à recopier Wikipedia ?).
Le talent d’Agnès Desarthe réside principalement dans sa capacité à camper des personnages d’une grande justesse, sans excès de psychologisme. Le beau personnage de Lester, qui se fait appeler Absalom Absalom dans la secte qu’il crée pour libérer les adolescents d’une société violente, inégalitaire et consumériste, vacille entre exaltation et lucidité. Sylvie semble quant à elle en permanence au bord de la rupture sans jamais sombrer dans une hystérie facile, et matérialise son sentiment d’abandon et de décrépitude dans les objets en terre cuite qu’elle fabrique.
Alors qu’en cette rentrée littéraire, nombre de ses collègues romanciers semblent mettre les pieds dans le plat en abordant frontalement la question sensible des attentats que la France a connus, ces beaux personnages et la distance géographique permettent à Agnès Desarthe de traiter cette période avec pudeur et concision, sans parti pris socio-politico-grotesque. La Chance de leur Vie est un roman qui se situerait finalement davantage dans les Açores : suspendu au-dessus de l’Atlantique, tourné vers l’Amérique mais plus proche de l’Europe.

Bravo
Les poilus parlent aux poilus