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Le malheur du bas, d’Inès Bayard

1 Oct

Lu par… Gaël

Juré agacé d’avoir failli s’y laisser prendre

 

 

 

 

Après le Jeanteulisme, un nouveau vent souffle sur la rentrée littéraire : le slimanisme. Plusieurs années de travail ont permis à de grands mathématiciens-littérateurs d’en synthétiser la description en une équation d’une pureté imparable :

S = (r+ṡ) c

 

Avec :

S = indice de slimanisme
r = indice de racolage
ṡ = indice de non-style
c = indice de cliché

Le jeune prodige hongrois Öttökar Bronn-Zalesky sur le point de remporter le prix Goncourt de mathématiques

Attention : cette équation est parfois écrite de manière plus littéraire, elle prend alors la forme suivante : « Un sujet dérangeant, traité dans un style au cordeau », mais il s’agit bien de la même chose. L’indice de Slimanisme peut-être un indicateur avancé du taux de Goncourisme.

L’indice de Slimanisme de Le malheur du bas apparaît en première analyse très élevé. Décryptage par une de nos meilleures équipes de scientifiques.

Indice de racolage

Commençons par l’intrigue : Marie, jeune femme heureuse et à laquelle la vie sourit sous la forme d’un conforme bourgeois assumé, vit un drame, qui aboutit à ce qu’elle assassine son mari et son bébé (no-spoil alert : on le sait au bout de trois pages).
Le drame (spoil alert : il faut aller jusqu’à la quatrième de couverture pour le savoir), c’est qu’elle a été violée par son patron. Elle tombe enceinte dans la foulée, et pense que l’enfant est de lui. Elle choisit comme réaction le silence (on ne peut condamner cela, c’est malheureusement la vérité de la logique du viol dans de nombreuses situations) et s’enferme dans un engrenage infernal.
Voilà, un sujet bien sordide, qui se termine par un infanticide au terme d’un cercle vicieux de silence. Ca vous suffit comme racoleur ? Ça parle de sperme, de fluides, tout le monde vomit tout le temps (Marie, plusieurs fois ; Laurent, le mari ; Roxane, la soeur de Marie) et quand Thomas, le bébé, naît, un liquide vert sort de ses fesses. Plus tard il a des fistules anales. Le mal-être est donc rarement décrit avec subtilité.
Le racolage se fait souvent au détriment du vraisemblable le plus élémentaire : au bout de trois pages, Marie empoisonne son mari, dont le début de l’agonie est décrit de manière atroce et spectaculaire, puis donne tranquillement de la compote à son fils qui l’absorbe… L’enfant n’est pas du tout paniqué par la vue de son père qui bave et râle en rampant sur le sol.
C’est donc forcément très dérangeant, comme un film d’horreur qui tire sur toutes les grosses ficelles pour vous faire frémir. Ça n’est pas forcément bien, ni intéressant pour autant.

Indice de non-style

C’est très peu écrit. Le rythme est monotone, les phrases très homogènes, les constructions et le vocabulaire pauvre. Au bout de vingt pages je me suis mis à guetter la première subordonnée relative. Elle arrive p. 57 : le « choc qu’elle a ressenti ». Franchement, je l’ai vécu avec elle.
Certaines locutions nécessitent un grand effort d’interprétation pour avoir un sens, sans qu’il ne s’agisse réellement de métaphores, juste des phrases un peu maladroites par manque de relecture et de travail d’édition : « Le temps ralentit, se fige, oppresse l’espace. » ; « Les va-et-vient commencent à s’engager, d’abord lentement puis très fort. » ; « On entend le bruit de l’eau, par forte pression. » ; « Marie aurait toujours ressenti la peur irrationnelle de se faire violer aux yeux de tous » ; « Marie voudrait lui balancer à la figure, mais […] » (oui comme ça, « balancer » devient intransitif) ; « Ces lourds rebords qui fomentent la justice et qui ne sont en fin de compte que très peu négociables lui assurent depuis toujours un confort, […] ». Bref.

Indice de cliché

Au début du livre, tant que la vie de Marie est à peu près normale, le « détail vrai » devient synonyme d’ennui (c’est si vrai qu’on se croirait effectivement en réunion de présentation des résultats, p. 30). Le personnage d’Hervé, le collègue de Marie, homme de 50 ans gentil mais qui n’ose pas quitter son mariage en plein naufrage, est tellement cliché. Un client de son agence (Marie est conseillère dans une banque) s’appelle « M. Geignard », c’est un vieux monsieur qui aime boursicoter. Ce qui se passe à son travail est aberrant : p. 125, un extrait du manuel de formation Comment mal gérer un problème de harcèlement au bureau : la méthode c’est de convoquer inopinément la personne accusée, alors qu’on n’a aucune preuve ni pris le temps d’enquêter, et de confronter directement l’accusée et l’accusatrice.

Marie et Laurent vivent dans un Paris kaléidoscopique, reconstruit d’après Google Maps par des ET relativement bien informés : « De nombreux commerces et boutiques bordent les grandes arcades de la place de la Nation jusqu’à la place de la République ». Vivant moi aussi dans ce quartier, je n’ai jamais vu ces arcades mais elles font partie des nombreux détails qui visent à souligner le glamour superficiel de la vie du couple. Par exemple, pour aller de la Place Monge à Charonne, ils passent par le Louvre (plus stylé que l’Institut du monde arabe). Vivant à Charonne, Marie fait le marché rue Mouffetard. Toutes mes excuses à nos lecteurs ne vivant pas à Paris, mais ces quelques détails spatiaux sont vraiment absurdes, il suffit de regarder une carte.

Extrait du plan de Paris de Marie ©JMP

Après le travail, la ville, les personnages sont également modelés dans la glaise du cliché, animée par la volonté créatrice de l’auteure : l’héroïne, d’abord, est tellement cruche ! Son vélo fracturé, elle est terrassée par la panique, n’ose pas prendre le métro pour trois stations. C’est la cause initiale du drame. Grâce à son indice de cruchisme, elle parvient à ignorer que :

Son mari est un gros connard indigne. Elle ne peut même pas lui dire qu’elle n’a pas envie de sexe avec lui. Plus tard, quand Marie (durant quelques pages d’un suspens sehr sehr subtil) refuse de voir qu’elle est enceinte, il lui offre de manière solennelle un test de grossesse avant même de lui avoir parlé d’une éventuelle grossesse, et devant son refus de faire le test puisqu’elle est certaine de ne pas être enceinte il dit « Fais-le alors, si tu es si sûre de toi. Je sais
ce que je dis, tu es ma femme et je connais ton corps. Je t’attends ici. » Plus tard pendant l’accouchement il pousse sur son ventre et introduit sa main dans son vagin pour élargir l’ouverture de ce dernier. Quand l’enfant a deux mois elle ne veut pas faire l’amour, il lui arrache des relations pas vraiment consenties. Il ne se rend absolument pas compte pendant 200 pages qu’elle est au fin fond de la dépression. P. 210 elle est malade, elle a de la fièvre, première
réaction de son mari : il lui caresse le sexe ! Laurent ouvre également le courrier personnel de sa femme. Il tombe donc sur une expertise psychiatrique mais non, il ne s’intéresse pas à l’état d’esprit de sa femme.
Ses amis également. Paul, le meilleur ami de Laurent, paraît en première approche plus chaleureux. D’ailleurs pour mettre en valeur ce trait de sa personnalité il est introduit par une bonne grosse blague raciste : « Et voilà qu’elle recommence ! On n’est pas dans la médina ici, chérie ! » (la chérie en question a préparé un couscous).
Sa famille est également totalement à la masse. Quand son mari part dix jours à New York, Marie reste seule dans l’appartement, elle ne sort pas, ne se lave pas, mange uniquement de la nourriture de fast food et se saoule, détruit l’appartement. Sa mère s’en rend compte en ramenant Thomas au bercail. Elle range tout et… c’est tout. Plus tard, la sœur de Marie trouve une lettre que cette dernière a écrite, où elle explique toute la situation. Roxane va déjeuner avec sa sœur, lui dit qu’elle a lu la lettre, et que Marie doit avouer la vérité à Laurent parce qu’elle « n’a pas le droit de lui faire ça ». En fait elle traite sa sœur comme une criminelle : elle s’est fait violer et pense que l’enfant est du violeur plutôt que de Laurent, donc elle doit confesser à ce dernier. Sa sœur n’a pas un mot pour son désespoir, pour le drame qu’elle a vécu.
Elle continuera à insister, mais uniquement pour que cet aveu ait lieu. Personne, à aucun moment, ne lui demande ce qui ne va pas, ne lui conseille d’aller voir un psy, voire ne déclenche une hospitalisation à la demande d’un tiers qui se justifierait pourtant largement.
Elle a le droit à un tout petit peu de contrôle sur sa vie : Laurent décide que Paul, qui est gynéco, va suivre sa grossesse… en plus Sophia, la femme de Paul, vient assister à la première échographie. Paul dit à son « amie » : « allez ma petite […] On va voir si le papa a bien travaillé. ». Marie se déshabille devant son amie qui assiste toujours à l’examen. Elle va toujours au cabinet avec son mari alors qu’elle a l’impression qu’en parler à Paul serait une amorce de solution, mais elle ne se dit jamais qu’elle pourrait l’appeler et prendre rendez-vous sans en parler à Laurent. A un moment, persuadée que Thomas est le fruit maudit du viol, elle imagine avorter clandestinement. C’est pas con, et c’est l’occasion d’une petite leçon sur la réglementation de l’avortement. Mais on n’en entend plus parler, manifestement elle a renoncé, pourquoi ?

Tous ces clichés posent trois problèmes, en réalité, au-delà de l’agacement :

– Les personnages sont tellement incroyables, à la limite de la non-assistance à force de manque d’empathie, que le drame psychologique finit par ne plus tenir la route. L’auteure semble d’ailleurs n’avoir aucune idée réelle de ce que vit son personnage : « Marie comme Mathilde ne sont pas dépressives. Elles ne sont pas tombées dans la drogue, l’alcool ou la prostitution. » Hein ? C’est ça le signe de la dépression ? L’aboulie totale, l’incapacité à aimer et à ressentir l’amour, l’amorce de psychose paranoïaque qui pousse à croire que son enfant n’est pas de son mari, ça ne sont pas des symptômes ?

– De manière très artificielle (par la construction de personnages ou de situations monolithiques, étanches et immobiles), l’auteure interdit que l’histoire bouge. On comprend après quelques usages du procédé que, quoi qu’il arrive, aucun personnage ne dira rien et ne fera en sorte d’aider Marie (surtout pas Marie elle-même). Donc la trajectoire est uniforme et prévisible, d’autant qu’on connaît la fin dès le début puisque la scène d’ouverture, c’est le meurtre de Laurent et Thomas, doublé du suicide de Marie. On parcourt cette trajectoire d’autant plus rapidement qu’elle est lubrifiée par les moult fluides précités. Ça glisse.

– Le personnage principal est en révolte contre tout et tout le monde, mais jamais pour les bonnes raisons. Elle ne se révolte pas contre cette famille qui n’essaye pas de l’aider, qui semble se désintéresser totalement de ce qu’elle vit alors qu’elle manifestement en train de sombrer dans les abîmes du malheur. On a donc l’impression que le patriarcat le plus dégueulasse, le racisme à certains moments, même le viol, ça n’est pas le problème. En fait on ne comprend pas trop le problème, à part une sorte de révolte adolescente contre le fait que la vie de couple, ça n’est pas l’amour comme dans les magazines. Analyse digne de Beigbeder. Mais c’est alors que p.125 on comprend tout : Marie a lu Jelinek. Inès a voulu faire du Jelinek ! D’ailleurs dans Lust les personnages sont désignés par leur seul prénom, comme dans ce livre. Le problème c’est que Jelinek, malgré tous les doutes qui ont pu être exprimés sur Lust, avait un propos fort, sur les fantasmes féminins et masculins et l’effet de domination de ceux-ci sur ceux-là, sur l’Autriche Thomas Bernardienne n’ayant jamais fait le ménage dans sa psyché collective. Elle avait aussi une langue. C’est là où la formule du slimanisme prend tout son sens : l’absence de propos potentialise l’absence de style, en la portant à la puissance cliché.

 

Heureux les heureux, de Yasmina Reza

19 Fév
Y a un poil dans mon prozac

Y a un poil dans mon prozac

Editions Flammarion

    Lu par Claire

Déprimés, les lecteurs.

Et la joie est en toi

Et la joie est en toi

Les courtes tranches de vie relatées par Yasmina Reza, portraits croisés sous forme de monologues de personnages dont on comprend peu à peu qu’ils sont reliés les uns aux autres, adultère, rancunes familiales, amour et désamour, une baffe aux enfants et une visite à son cancérologue, voilà le livre plié et votre moral en berne.

Yasmina Reza se laisse glisser dans une facilité douillette masquée par une expertise rédactionnelle qui exploite le filon de l’existentialisme et du mal-être à la mode du jour, dépression, dissensions au cœur du couple et tentatives pitoyables de séduction pour oublier sa propre nullité. Un portrait peu reluisant de l’espèce humaine contemporaine, bien que l’on sente intuitivement que l’intention de l’auteur n’était pourtant pas là : il y a ici un raté entre l’objectif de fond et le résultat final qui met mal à l’aise.

Et pourtant, la lecture débute avec brio, à travers la mise en scène grinçante et enlevée d’un couple qui se déchire sur le choix du fromage

Ils ont coupé dans le budget illustrations cette année

Ils ont coupé dans le budget illustrations cette année

dans un hypermarché. Il ne manque pas grand-chose pour sentir l’odeur glacée des rayons réfrigérés et le couinement horripilant de la roue de chariot abîmée. Une étude approfondie du genre humain qui se laisse prendre à une répétition lassante qui attaque l’attention du lecteur jusqu’à ce que le livre lui tombe des mains, heureusement, presque à la fin. Une dextérité dans l’écriture et la psychologie des êtres en perdition qui se prend les pieds dans sa propre science, une chape de plomb dans ces portraits lardés d’humour noir qui pèse sur les doigts qui tournent les pages. A ne pas lire, surtout, si l’on est aigri, misanthrope, déprimé, découragé ou tout simplement si l’on n’a pas envie de se saper encore un peu plus le moral après avoir lu le rapport journalistique quotidien sur les effets de la crise.

Un roman qui n’invente rien et n’apporte rien, si ce n’est un exercice de style de qualité dont Yasmina Reza, auteur mondialement acclamée, aurait peut-être pu se passer. Un roman qui accumule les critiques élogieuses des papiers les plus éminents… la peur de se reconnaître dans ces bourgeois aigris en mal de joie de vivre ?

Une certaine fatigue, de Christian Authier

28 Août

Appendice facial fatigué

Éditions Stock

Lu par Claire

Je ressens une certaine fatigue au moment fatidique de rédiger cette critique. Oui, parler de fatigue fatigue, tout comme regarder les J.O donne des courbatures, voilà une vérité vraie. Vlan.

Proposition de bundle en librairie

Pour ceux qui auraient la flemme de lire la critique en entier, ci-joint un condensé express anti-fatigue : concept de base ok, début ok, développement et fin ko. Pratique, c’est symétrique.

En fait, une fatigue certaine

Patrick, la quarantaine bien tassée, architecte reconnu d’une ville de province, heureux mari et père de deux ados, se rend compte à la mort de son propre père que le temps passe. Alors qu’il commence à se poser quelques questions existentielles un tantinet gênantes, le médecin lui annonce qu’il est frappé d’une leucémie foudroyante et qu’il ne lui reste que peu de temps à vivre. Paradoxalement, Patrick s’attache à organiser sa mort avec un détachement et une application qui frisent à la maniaquerie, éprouvant même jusqu’à un plaisir coupable à faire le tri et le ménage dans sa vie. Alors le jour où le praticien ravi lui annonce qu’il y a eu une erreur de diagnostic et qu’il n’est pas près de sucrer les fraises, Patrick tombe dans ce qui ressemble à une dépression post-partum. Il abandonne maison, travail et famille et part s’installer à l’hôtel à cinq cents mètres de là. Non mais qu’est-ce que c’est que ces façons de lui voler sa mort ?

Jusqu’ici, le roman de Christian Authier tient la route : un concept original, un protagoniste attachant, une écriture fluide.

Seulement, les deux tiers restants du livre tombent dans la même phase dépressive que traverse Patrick, une élucubration nombriliste en manque flagrant de rythme. Il s’ennuie, on s’ennuie.

La fin – Patrick se rappelle soudain que sa chère femme lui manque et qu’il est temps de rentrer au bercail, oh !, ça tombe bien, elle l’a attendu presque un an sans moufeter – achève de nous dé-convaincre. Ça ne se dit pas ? Tant pis.

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