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Patrick K. Dewdney : that’s my Territori

30 Août

N’écoutant que leur courage, nos envoyés spéciaux Bérénice et Gaël (BG) sont allés rencontrer Patrick K. Dewdney, Prix Virilo 2017, sur ses terres. Il nous a très gentiment accueillis et accordé une heure d’interview ainsi que quelques litres de café.

Entretien avec un homme qui n’aime pas la valeur travail mais a publié quatre livres en quatre ans.

Bérénice et Gaël (BG) : pour débuter cette interview, est-ce que recevoir le prix Virilo a changé quelque chose à ta carrière et/ou à ta pilosité ?

Patrick K. Dewdney (PKD) : s’agissant de ma pilosité je n’ai rien décelé mais j’y suis toujours très attentif car j’espère depuis dix ans passer le cap de puberté, sans y arriver. En revanche à ma carrière, oui un peu tout de même, car c’est un argument utilisé par mes éditeurs.

BG : oui, c’est vrai qu’on a vu que c’était mis en avant par Le Diable Vauvert.

PKD : absolument. Ils ont par ailleurs failli avoir le Trop Virilo avec Pierre Bordage

BG : ça n’est pas passé très loin

Les auteurs sont toujours photographiés de face, au Prix Virilo nous tenons à montrer l’envers du décor

BG : si on parle de L’enfant de poussière (ndlr : publié en mai 2018), nous on l’a lu, on ne l’a pas encore partagé au sein du jury mais ça nous a beaucoup plu. Tu es un auteur qui a écrit dans plusieurs genres, du « noir » par le passé, nous on considère que c’est de la littérature au même titre qu’un autre, là de la fantasy, ça a l’air d’être difficile d’avoir cette perméabilité-là dans le contexte français ; et toi comment tu vis de passer d’un genre à l’autre ?

PKD : c’est une particularité française d’avoir une segmentation par genre aussi forte que ça. Pour moi c’est comme la question de ma nationalité, je ne m’en suis jamais préoccupé, j’ai toujours dit que j’écrivais des histoires. C’est intéressant par rapport à un prix de littérature francophone de le recevoir pour un livre que mon éditeur a vendu comme étant du noir (ndlr : Écume, pour lequel Patrick K Dewdney a reçu en 2017 le prix Virilo).

Par certains aspects ce pourrait être de la littérature blanche, il a certains codes du noir, mais au fond rien n’appartient à un genre en réalité, on n’est jamais que sur des idées un peu générales. Par exemple La Route de Cormac Mc Carthy, un des grands livres du noir, est à la fois SF, anticipation, roman de blanche, philosophie. Le genre ne m’a jamais intéressé pour le genre. En revanche ce qui m’a intéressé avec Territori (ndlr : la collection dans laquelle est paru Écume, à la manufacture des livres), c’est de développer des concepts littéraires. Je ne pense pas que je me sois appuyé sur quoi que ce soit qui se rapporte au genre ni pour Crocs ni pour Écume mais j’ai essayé d’écrire des livres qui ont une identité commune.

Quant à ta seconde question, comment devient-on transfuge ? Moi ça s’est bien passé j’étais assez surpris par la réaction de l’univers du noir où je pense avoir désormais bien ma place. Les critiques, les lecteurs, les professionnels de ce milieu-là m’ont tous suivi. Plein de gens sont sortis de leur zone de confort. J’ai ressenti une grande bienveillance.

 

BG : cela plaide aussi pour dire que les catégories sont très artificielles. En tout cas en France la fantasy est considérée comme un sous-genre, elle est publiée dans des collections à part.

PKD : au même titre que le noir. Là d’où je viens académiquement, la faculté de lettres, on appelle ça de la « paralittérature ». C’était mon sujet d’étude pour mon M1.

BG : comme les paramédicaux. De ce background universitaire là, quels sont pour toi les motifs de cette ghettoïsation ?

PKD : j’ai une théorie politique à ce sujet. Omerta de la bourgeoisie blanche masculine qui cherche à verrouiller un certain type de littérature acceptable. Le plus frustrant pour moi à la fac c’était d’être confronté à ce type de personnage qui avait fait trois doctorats sur Flaubert et qui chiait sur toute la « paralittérature » mais n’en avait jamais ouvert un bouquin, comme Anne Rice ou d’autres. Dans cette paralittérature il y a des techniciens qui mettent Flaubert à l’amende quand ils veulent et qui ont mille fois plus de trucs à dire : ils font objectivement de meilleurs livres.

 

BG : surtout quand tu compares au gros de la publication littéraire en France en « blanche ». Au prix Virilo, on lit beaucoup la rentrée littéraire et les deux-tiers c’est vraiment affligeant, aucune originalité et mal écrit bien que publié dans des grandes collections. Donc quand on lit par exemple Carole Martinez, c’est intéressant car c’est considéré comme de la littérature légitime mais c’est vraiment du fantastique. En revanche ça n’en a pas les atours, et c’est bien, mais les critiques aiment, parce que c’est vendu comme de la littérature sérieuse.

La dernière fois qu’on t’avait rencontré tu nous disais que tu te nourrissais beaucoup de toute la littérature de la « wilderness ». Pour moi ça me semble se mêler très facilement à la fantasy mais c’est quelque chose pourtant de très atypique dans le paysage. Pour autant qu’on puisse parler de mélange de genre, qu’en penses-tu ?

PKD : une théoricienne a formé ma pensée sur ce qu’est une histoire. Marthe Robert, dans Roman des origines et origines du roman, dit qu’il y a deux livres, et pas plus. Une fois qu’on a acté cela ou qu’on est prêt à s’en servir comme un outil pour décortiquer un objet littéraire, plus rien n’est bizarre, puisqu’il y a des codes communs. Pour elle, les histoires sont liées à notre développement intellectuel : on se raconte des histoires car on est un enfant qui grandit et qui doit apprivoiser le monde. On retrouve donc le bâtard œdipien et/ou l’enfant trouvé. Tous les enfants se les racontent. Le premier cas : je suis un élu, un être spécial, mais biologiquement finalement ma mère est ma mère. Et donc je fantasme un père autre. Dans tous les romans il y a la verbalisation d’un de ces fantasmes.

BG : et toi, enfant trouvé, bâtard, ou les deux ?

PKD : j’ai toujours développé les deux.

L’équipe de Territori en séminaire

BG : le thème de la transmission est très fort dans L’enfant de poussière, inexistant dans Crocs, et présent en creux dans Ecume, où le père est l’anti-transmetteur, il refoule, il garde. C’est un thème qui m’a beaucoup plu dans L’enfant, qu’as-tu envie d’en dire ?

PKD : Oui évidemment c’est un thème très important pour moi car d’un point de vue philosophique je me situe dans un matérialisme assumé donc je me suis toujours attaché à ce que mes personnages viennent de quelque part et aient une trajectoire lisible. Je n’ai jamais campé de personnage bon ou mauvais mais je campe des personnages qui sont la résultante de ce qu’ils ont vécu. Dans ce cadre, la transmission c’est la base.

Dans Écume, et même Crocs où la transmission vient de la société et pas d’un autre personnage, ce sont des personnages qui s’éveillent à ce qu’on leur a inculqué, qui se rendent compte que c’est dissonant, et cette découverte les brise. Avant L’enfant, j’ai écrit des livres qui disaient : voici le prix de nos renoncements. Ils posaient des exemples négatifs. Dans L’enfant, j’ai essayé de faire l’inverse, et la trajectoire de la transmission est sans doute plus lisible.

 

BG : par rapport à la transmission, la façon dont elle est traitée, j’ai été troublé par le rôle de la violence, toute la séquence où Uldrick frappe Syffe jusqu’à ce qu’il comprenne ce qu’il a à comprendre. On a parlé hier informellement de Gagner la guerre (ndlr : de Jean-Philippe Jaworski) et de ce qui peut ressembler à de la violence gratuite et cette violence d’Uldrick m’a à certains moment mis mal-à-l’aise ; je me suis demandé pourquoi tu avais besoin d’en passer par ce processus-là, au cœur de la notion d’apprentissage.

PKD : ce passage, je pense que s’il est lu ou écrit d’un point de vue purement éducatif, ça ne fonctionne pas. Il est purement symbolique d’une violence sociale. Mon éveil au monde, la manière dont je suis venu à comprendre le monde est passé par la violence que ce monde a exercé sur moi : essentiellement une violence structurelle, mais pas que.

BG : tu fais allusion à ta participation aux conflits autour du CPE, aux conséquences que ça a eues sur ta vie personnelle ?

PKD : Oui, une entité qui n’hésite pas à employer une violence physique pour ne pas t’entendre, se légitimer (ndlr : PKD a été confronté pour la première fois à la répression policière lors du mouvement anti-CPE auquel il a participé).

J’espère qu’il y a pas mal de passages qui mettent mal à l’aise et j’espère qu’il y en aura d’autres. Je ne connais pas Jaworski donc je ne peux pas statuer mais j’ai parlé de ça avec Stefan Platteau il n’y a pas très longtemps et il me disait que parmi les auteurs qui sortent du lot en ce moment, il y a une vague de l’imaginaire humaniste.

Dans la mesure où moi je suis dans une optique militante et je le revendique complètement, à aucun moment je n’emploierai quelque chose de violent de façon purement gratuite. Pour moi tout ce que j’écris a toujours un sens.

La violence exercée sur Syffe par Uldrick, je l’ai envisagée dans le contexte de la société des Vars, comme une manière de forcer leurs guerriers à se rebeller radicalement contre les figures d’autorité. En gros, c’est partir du moment où Syffe comprend ce qui est en jeu, c’est à dire qu’il sort d’une relation interpersonnelle ou la haine est possible, pour appréhender Uldrick comme une institution, qu’il parvient à la fois à dompter sa rage, et à comprendre pourquoi cette violence lui est imposée. Et à cet instant, de fait, la violence cesse, et il est traité en égal par celui qui le battait.

 

BG : en parlant de la découverte, de la façon dont on façonne son propre monde en avançant, le choix de mettre les cartes du monde au fur et à mesure des chapitres de L’enfant est très judicieux, y as-tu pensé dès le début ?

PKD : quand Le diable Vauvert m’a proposé un contrat pour le cycle, je ne pensais pas que j’aurais une maîtrise de l’aspect graphique. Comme c’est Fanny Fa  qui en a finalement conçu l’identité graphique (ndlr : Fanny et Patrick vivent ensemble) je me suis retrouvé à avoir une maîtrise que je n’aurais pas forcément eu dans d’autres circonstances. Les cartes, c’était finalement mon idée mais dans une optique pratique qui a surgi en cours de route, pour casser le tout. L’enfant réside sur un principe de méta récit, de récit rapporté. Aux trois-quarts de l’écriture, il me manquait quelque chose. Les gens avec lesquels je travaille m’ont fait des retours dans ce sens. Le parti-pris narratif que j’avais fonctionnait bien par endroits mais on restait toujours bloqué dans la vision d’un jeune garçon, c’était claustrophobe, ça ne fonctionnait pas pour faire découvrir un univers entier. J’ai ajouté des extraits qui introduisent chaque livre (il y a et y aura 4 livres par tome) et ça a tout changé.

Donc ces cartes, le but c’était éviter l’erreur de la grande carte tellement réduite et illisible (BG : surtout dans l’édition de poche !), et d’insister sur le côté récit rapporté, où la géographie surgit au cours du récit. La carte n’est pas en dehors de l’histoire. Elle est ajoutée par le narrateur au même titre que le reste pour aider à la compréhension du récit.

BG : d’ailleurs ça fonctionne bien, on a l’impression d’une carte dessinée au bâton, vue d’en haut. Je n’avais pas perçu cette volonté là mais on le lit vraiment comme les mémoires de Syffe.

PKD : exactement, la subjectivité est assumée dans le texte.

 

BG : peut-on faire un parallèle entre le fait que L’enfant se passe dans un monde qui part à vau-l’eau et notre situation historique à nous ?

PKD : c’est assumé. J’ai une lecture matérialiste de l’histoire ; pour résumer très succinctement, des temps troublés riment avec une économie qui s’effondre et des problèmes sociaux, ce n’est pas un hasard que l’émergence des deux idéologies principales du XXème siècle, fascisme et communisme, aient eu lieu à une époque de bouleversement économique. Si les gens n’avaient pas crevé la dalle en 1789, on aurait toujours un roi. C’est pour cela que j’ai mis en place un contexte de chaos.

 

BG : à ce titre j’ai beaucoup aimé le personnage du roi Bai qui est moins directement dans le récit mais ce que j’ai aimé c’est que les personnages éprouvent pour lui soit de l’indifférence (pour les personnages principaux), soit de l’admiration alors que moi je le trouve détestable et affligeant, il n’a jamais rien fait d’autre que la guerre, conquérir puis péricliter sans gouverner, et il fonctionne très bien dans le récit.

PKD : difficile de dire dans un genre survisité comme la fantasy qu’on essaye de faire quelque chose d’original, et ce premier tome ne l’est pas, mais j’ai voulu remettre à leur place la façon dont les gens appréhendaient le monde avant l’invention des grands modes de communication. C’était plus fragmenté, le monde était perçu comme une unité plus grande et surtout totalement étrangère. J’ai grandi en Corrèze dans un milieu très rural et ma voisine de soixante-dix ans était dans sa vie allée à Limoges et elle était considérée comme aventureuse. Une vieille femme en Creuse que j’ai connue n’avait jamais bougé de plus de quinze kilomètres de chez elle ! Les classes laborieuses sont dans une perception réduite du monde alors qu’un noble avec un cheval fait cent-cinquante kilomètres en deux jours et cela crée une dissonance intéressante entre les personnages ancrés et ceux qui sont très mobiles.

BG : ça fonctionne avec ce que le monde dans le livre pense des évènements politiques, il y a un côté : « Hérodote raconte ses conneries sur les barbares, on y croit ou non mais ça reste dans la mémoire collective pendant des siècles ».

PKD : Des gens m’envoient des manuscrits et en fantasy et SF, une erreur est pour moi rédhibitoire : le fait de créer un univers et de vouloir absolument l’étaler, c’est le biais du monde fini. Il manque souvent dans ces textes l’idée qu’il y a un vrai inconnu et des vrais lieux d’exotisme, où on ne sait pas ce qu’il y a au-delà. Or il faut un univers réellement mystérieux et merveilleux, y compris pour les gens qui habitent dedans. C’est ce qui me séduit dans le récit d’aventure en général. Le contraire de notre monde aujourd’hui qui est entièrement verrouillé. J’en parle un peu dans Écume, on est une espèce de nomades. Carl Sagan en parle dans Wanderers, jusque dans notre génétique on a été portés par une poignée d’aventuriers qui sont allés au-delà, et j’aime l’idée de retranscrire cela comme quelque chose de beau et de positif. Aujourd’hui on est confronté à cela avec les migrants du tiers-monde mais c’est le même phénomène qui nous a aidés à survivre de tous temps, des jeunes hommes et des jeunes femmes ont décidé que c’était le moment d’aller de l’avant, d’aller voir ailleurs si c’était plus vert.

 

PKD : oui, concevoir une histoire, que ce soit pour un scenario de jeu ou un bouquin, il y a des points communs mais c’est vrai que le risque est de ne pas prendre un parti narratif clair entre omniscience du créateur et personnages qu’on fait vivre. Je pense avoir toujours bien géré le fait que mes personnages soient subjectifs, car je n’ai jamais écrit de livre avec un héros dans le sens héroïque du terme. Ils ne sont pas dans un rôle au départ, leur situation s’impose à eux de fait.

BG : pour maintenir cette subjectivité, cette description éclatée du monde, as-tu pour autant besoin de savoir tout ce qui se passe, quelle est la vérité ?

PKD : oui, je dois être un démiurge pour que le monde soit cohérent. « Neutre-neutre » pour reprendre des codes de jeu de rôle (ndlr : dans la célèbre et matricielle série de jeux de rôles « Donjons et dragons », les personnages voient leur morale décrite selon deux échelles. Un personnage « neutre-neutre » se situe au milieu de ces échelles, il ne prend spontanément pas parti dans les tumultes du monde).

BG : tu laisses tourner le monde et les personnages donc, d’un certain côté tu es un observateur de ton propre univers ?

PKD : il y a des auteurs qui ne savent pas où ils vont, qui écrivent au fil de l’eau, mais je trouve ça terrifiant. Moi je connais mes arcs principaux mais au-delà j’essaye de me tenir à ce que le monde forge les personnages, parfois ils me surprennent, la situation que j’avais prévue n’est pas cohérente, rien ne pourrait justifier qu’ils se comportent de cette manière et alors là j’amende.

BG : mais dans l’ensemble tu sais où tu vas, quel est le matériau de chacun des sept tomes que tu projettes ?

PKD : comme tout cela est un processus très organique, je n’en suis pas complètement certain, notamment du nombre de tomes. J’ai 33 ans, pas écrit de grande saga, mais je connais effectivement le principal et je connais les grands arcs narratifs. Certaines choses dans L’enfant de poussière peuvent paraître mystérieuses mais prendront du sens ensuite.

 

BG : ça me fait de nouveau penser aux liens avec le jeu de rôle. Par exemple la description des voyages c’est toujours un problème, ça demande pour être réussi un talent de narration, de description, d’improvisation que très peu de gens ont. Ici j’ai eu l’impression que tu as pu en quelques sortes te livrer à cet « exercice de style », en mille fois plus abouti certes, que tu as eu ce plaisir de décrire un voyage de plusieurs semaines dans la forêt, exercice qui n’est finalement pas si courant que ça dans les romans.

PKD : j’ai toujours aimé décrire la nature et je m’en sers pour donner une consistance aux livres que j’écris, la forêt dans Crocs, la mer dans Ecume. Arriver à poser un monde cohérent y compris dans ce qu’il est physiquement. Dans La peste et la vigne, Syffe va retrouver la forêt de Vaux et j’aime l’idée que ça puisse être un vrai retour, que le lecteur ait l’impression de revenir quelque part. C’est quelque chose que Tolkien réussit extrêmement bien. C’est amusant parce que c’est ce que n’aiment pas les gens que je connais qui n’ont pas réussi à lire les 150 premières pages du Seigneur des Anneaux, il ne se passe rien et ils prennent des petits déjeuners.

G : c’est aussi la partie que certains préfèrent.

PKD : ah oui, tu connais des gens qui préfèrent le début ?

G : oui, Bérénice par exemple

PKD : moi aussi j’adore (ndlr : ils se kiffent), mais justement à la fin quand ils reviennent dans la Comté et que CE N’EST PLUS PAREIL, ça réussit merveilleusement

BG : pour moi il y a un exercice de ce genre génial dans Shibumi de Trevanian, le héros fait de la spéléologie, descend un gouffre, une première fois pour se promener, il y a une description très longue, d’environ 100 pages. A la fin tu en as marre de la spéléologie, tu as envie qu’il sorte de son gouffre. Ça a l’air gratuitement long. Plusieurs centaines de pages plus tard et dans le cours du dénouement, il revient au même endroit, l’action est plus rapide et haletante et on a l’impression d’y être alors que pour le coup la narration est très succincte, ce qui permet de maintenir le rythme. En termes de technique de narration c’est génial.

Mais revenons à Syffe. En parlant de forêt et de description, je ressens en te lisant une impression de globalité, j’oublie presque a posteriori ce que tu as décrit en détail. La forêt traversée me laisse une réaction enveloppante et globale, de luxuriance et de terre grasse. Radicalement opposée à la technique d’un autre auteur que j’adore, Marc Graciano, où chaque chose est écrite et surtout je revois chaque petite chose. C’est un tour de force de réussir à faire oublier les petites descriptions au profit de cette impression d’ensemble.

PKD : tu es peut-être la première personne qui me le fait remarquer (ndlr : ils se kiffent) : c’est lié à ma technique de travail. Avec la poésie j’ai compris beaucoup de choses sur la manière dont on fait vivre une image. Je m’attelle à donner une dimension très métaphorique aux descriptions. Je décris beaucoup moins que ce qu’on peut croire. J’aime l’idée que ce soit le lecteur qui construise son récit en s’appuyant sur les quelques détails que je lui donne.

Je construis très peu d’images ; parfois c’est plus concret pour donner des angles sur lesquels s’appuyer. Entre ces points d’appui, ce sont des tissages que le lecteur fait.

BG : ça fonctionne bien car cela devient des interstices imposants, comme beaucoup d’espaces qui communiqueraient : il y a une idée de circulation dans ce voyage, d’autres voies seraient peut-être possibles. J’ai lu L’enfant de poussière à sa sortie et j’ai par exemple un souvenir très vif du masque de pèlerin, est-ce que tu as eu des inspirations autres, j’ai pour ma part pensé à des masques maori, ou alors rien à voir ?

PKD : je ne saurais pas te dire. J’aimais l’idée d’une guilde de colporteurs de nouvelles, qui s’anonymise pour ne pas qu’on tire sur le messager et j’ai joué sur la personnalisation de l’anonymisation. Si tu retournes au texte, je dis seulement que le masque est en bois poli et évoque des racines entremêlées. On a essayé de le dessiner avec Fannymais c’est impossible.

 

BG : question subsidiaire : t’intéresses-tu à la botanique ?

PKD : oui, j’aime l’idée que dans un univers on peut établir beaucoup de choses par l’usage du mot lui-même et ça passe aussi par le nom des petites choses. J’aime l’idée que ce monde-là puisse nous rappeler le nôtre, que le décalage soit subtil. Quand je mets de la bardane bleue, on sait que c’est une plante, mais exactement, comment elle se distingue de la bardane que nous connaissons ? Une teinte bleutée ? Le nom suffit pour faire naître une image.

Pour compléter, ça constitue aussi ces angles. Il faut certaines choses très précises qui donnent de la consistance.

Bardane bleutée ?

BG : dernière question sur L’enfant, parmi tes intérêts militants il y a le féminisme et on a été l’un et l’autre surpris par la discrétion de tes personnages féminins

PKD : en tant que mec je ne me sentirais pas de camper un perso féminin, ce n’est pas ma place. Je m’évertue, en littérature, à être un bon allié. Je mets en avant les auteurs féminins que j’aime lire. Justine Niogret, Séverine Chevalier aussi.

Dans Syffe c’est autre chose, on est dans de l’exemple positif et je vois ce récit initiatique comme un potentiel récit d’apprentissage pour mes jeunes lecteurs, mâles notamment. Je débute par un monde patriarcal, des personnages féminins inexistants ou réduits à leurs rôles de femmes. Dans le deuxième tome, il y a deux personnages féminins qui tiennent des rôles centraux mais mon idée c’est d’arriver, en établissant ce monde et avec des personnages féminins soit effacés soit, comme les guerrières vars, qui s’éclipsent d’elles-mêmes, à faire émerger progressivement d’autres configurations. Faites-moi confiance. Ça ne me dérange pas de jouer avec la « tolkiennisation » (ndlr : dans Le Seigneur des Anneaux et, globalement, toute l’œuvre de Tolkien, les personnages féminins tiennent une place très secondaire alors que la cosmologie et la logique de l’univers font de certaines d’entre elles des êtres très puissants) des rôles féminins pour le moment venu les renverser entièrement, mais je dois construire les conditions du renversement.

BG : en revanche tu ne te vois pas parler de la subjectivité d’un personnage féminin ?

PKD : en effet, je ne me sentirais pas à ma place d’user de mes privilèges masculins pour camper un personnage féminin.

BG : je connais au contraire des gens qui écrivent des scénarios, certes de jeu de rôle où il n’y a pas le même enjeu de diffusion, et qui déterminent au hasard le sexe de leurs personnages forts. C’est un parti-pris.

PKD : intéressant. Il y aura des personnages féminins forts et centraux dans la série. Je souhaite éviter les écueils du « syndrome Trinity » (ndlr : dans Matrix, l’héroïne a tout pour être le personnage principal mais c’est le second couteau).

Le discours que je veux porter, c’est que les questions de genre m’intéressent. Poser des relations de genre, socialement, comme des relations extrêmement clivées et hiérarchisées au profit des hommes, c’est quelque chose que je veux être en mesure de remettre en question, notamment à travers des cultures très différentes que Syffe n’a pas encore rencontrées (une qui sera un amalgame de foyers matriarcaux, et l’inverse chez les carmides où l’homosexualité masculine est envisagée dans une logique de fraternité guerrière hellénistique, car on se bat avec plus d’engagement pour protéger son amant, et les femmes ne sont que des matrices).

BG : j’ai trouvé intéressante ta description des guerriers vars, surtout Uldrick : il est guerrier mais pas très viril au sens aujourd’hui accepté. Pour ma part la virilité est un sujet qui ne m’intéresse pas du tout et justement j’ai aimé ce que tu as écrit dans sa relation avec son enfant décédé où l’on échappe aux clichés de la virilité.

PKD : en effet, ce sont des choses en phase de déconstruction dans la société depuis vingt ans mais dans un contexte économique fragile et où la réaction revient en force, les gens s’accrochent à des idées rassurantes et qui ne leur font pas peur, qui permettent de figer le monde.

 

BG : à plusieurs reprises tu as dit que tu faisais un lien très fort entre tes engagements politiques et l’écriture, quelle forme cela peut-il prendre, quels sont les enjeux politiques d’écrire de la fiction ?

PKD : la fiction a toujours un potentiel utopique, j’écris ce qui n’est pas, je suis un utopiste dans le vrai sens du terme. Dans Territori (ndlr : la collection dans laquelle ont été publiés Crocs et Ecume), avec Cyril Herry, ça a toujours été un enjeu de ne pas faire une littérature politique. Ça ne m’a pas empêché d’écrire des livres que j’estime militants mais ce ne sont pas des manifestes. J’ai abandonné en cours de route Brasiers pour écrire Ecume car je n’ai pas réussi à faire mieux qu’une diatribe assez énervée. Rien de nouveau mais je suis anarchiste.

BG : QUOI ?!!

PKD : je pense que la littérature est une arme que j’ai choisie pour porter ma vision du monde mais je ne suis pas dans une essentialisation de mon propre discours. Je revendique la subjectivité qui peut être la mienne et qui est nécessaire quand on prend position mais qui ne vient pas de nulle part. Elle est construite, elle vient d’un rapport à la réalité qui me prend une grande partie de mon temps. Comprendre le monde, ce qu’il est, qu’il est un enchevêtrement de systèmes et que rien n’est inexplicable. Je crois d’un point de vue philosophique au clivage droite/gauche. Je crois que croire que l’homme est fondamentalement bon ou mauvais est être en retard de 60 ans de sciences sociales

BG : c’est une forme de religion.

PKD : exactement, avant on avait les démons. Ça rejoint le fait que rien n’arrive par hasard, il y a toujours une cohérence. C’est le premier engagement que je porte en littérature : le monde est lisible pour peu qu’on parvienne à s’extraire de ses propres œillères. J’ai grandi dans une famille religieuse, j’ai compris le mécanisme de la croyance qui n’est pas relégué qu’à la religion, nos sociétés tiennent là-dessus. L’argent c’est du papier et ce temple tient parce que c’est une croyance partagée.

BG : par rapport à quelqu’un comme Damasio, intellectuellement et politiquement tu es proche de lui, mais il n’a pas la même approche. Il est parfois très didactique, il dit qu’il n’écrit que parce que ça lui permet de porter un message politique. Toi tu donnes l’impression d’être avant tout un écrivain et de le vivre autrement.

PKD : j’ai bien fait mon boulot alors. Je conçois l’artiste comme un rôle social avant d’être autre chose. J’écris uniquement pour ça, pas que la littérature, tout. L’envie de secouer mon espèce, de communiquer avec elle. C’est le truc qui me pousse à écrire. J’espère que c’est quelque chose qui me mettra à l’abri de la grosse tête, je n’ai jamais écrit pour moi, c’est sans doute un résidu de mon enfance chez les chrétiens.

BG : ça ne me fait pas la même impression, Damasio – que j’aime bien – me semble très didactique mais c’est peut-être parce qu’il adopte une vision assez étroite de ce qu’est la politique, les questions de prises de pouvoir sont très présentes chez lui.

PKD : sans doute, mais aussi parce que de ma part il y a un vrai travail pour ne pas paraître militant, pour me camoufler afin de parler à d’autres que des convaincus. Sinon je pense que j’échoue.

BG : dans le jury, politiquement on a des options différentes, et c’est drôle parce qu’au départ ce sont nos copains plutôt de droite qui ont lu tes livres et en ont parlé ; ils sont plutôt « anarchistes de droite » mais c’est peut-être cette espèce de rage qui leur a plu.

PKD : je nourris depuis quelques temps une réflexion sur la faiblesse rhétorique de l’argument « tu ne fais pas ce que tu dis donc tu n’es pas sincère dans ton positionnement politique ». Je le trouve minable mais je l’applique, par exemple j’ai refusé une importante bourse d’une grande fondation d’entreprise pour ne pas donner prise à cette critique facile. Dans la position depuis laquelle je parle je ne souhaite pas donner prise au reste.

 

BG : tu as collaboré avec ta sœur, qui est peintre (elle se dirait peut-être peintresse ? peintrice ?) est-ce que tu envisagerais d’autres collaborations avec d’autres artistes ?

PKD : oui, des collaborations texte-images, j’ai un autre projet en cours avec un autre artiste peintre. J’aime l’idée qu’on puisse donner forme à ma poésie. Ça m’ouvre à un art que je ne connais pas très bien.

 

BG : nous on t’a découvert avec Crocs qui avait été finaliste pour le prix Virilo, mais avait échoué à remporter la récompense suprême. Rétrospectivement, quel regard jettes-tu sur Crocs aujourd’hui ?

PKD : c’est une sorte de gond. C’est le livre que j’ai écrit dans lequel je parle le plus de moi-même, mais aussi la première commande d’un éditeur donc un peu la reconnaissance du fait que j’étais un auteur qu’on pouvait avoir envie de lire. J’ai toujours voulu bosser avec Cyril Herry qui avait refusé mon précédent roman et Crocs a débloqué des choses. C’était un énorme espace de liberté pour moi, le cadre de Territori est très souple : écrire les relations entre homme et nature au vingtième siècle et en francophonie, il y a plus restrictif. C’était la première fois que j’ai réellement commencé à comprendre ce que je faisais littérairement. C’est mon premier roman alors que j’avais écrit trois ouvrages avant

BG : c’est plus un heurtoir qu’un gond alors.

PKD : oui, plus un point d’achoppement. D’ailleurs écrire ça s’apprend sur le tas, pas à l’université, il n’y a pas de formation ; il y a autant de littérature que d’auteurs, vouloir en faire une Discipline c’est curieux.

 

BG : en guise de conclusion, que serais-tu prêt à faire pour recevoir le prix Trop Virilo ?

PKD : Je ne sais pas si j’en serais capable, j’ai beau mettre des moustaches, j’ai l’impression que je n’y arrive pas. Je ne sais pas si on peut recevoir volontairement ce prix.

BG : oui, c’est un graal qu’on trouve sans l’avoir cherché. Nos copains espéraient que tu nous ferais faire quelque chose de vraiment trash (ndlr : rappelez-vous « l’affaire du bichon« ), que peut-on leur dire pour les impressionner ?

PKD : hier soir j’ai buté un frelon.

BG : on peut dire que tu l’as mangé ?

PKD : oui et que j’ai rempli une seringue de son venin et que je me le suis injecté, juste pour montrer que je pouvais le faire.

Serein malgré le venin

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