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La première pierre, de Pierre Jourde

26 Oct
La première pierre

Après avoir reçu le prix Virilo 2012, Pierre Jourde a maintenant sa photo sur les bandeaux !

Jeu de moustache

La première moustache

Gallimard / NRF

Lu par Gaël

Ce livre avait tout pour plaire au jury : un auteur que nous aimons (on sent d’ailleurs qu’être récipiendaire du prix Virilo 2012 a nettement augmenté son statut d’auteur bankable, il a désormais sa photo sur les bandeaux), l’information lâchée en passant que, des fois, il part en vacances avec Eric Chevillard, et un titre propice à tous les calembours père-noël-est-une-orduresque. Insigne signe d’ouverture d’esprit : il m’a plu pour d’autres raisons.

Je vous jette la pierre, Pierre

En 2004, Pierre Jourde publie Pays perdu. Chronique, inspirée par la mort d’une jeune enfant, du village où il a ses racines, où il a passé une grande part de sa vie, notamment en vacances, et dont il connaît à la fois les légendes, habitudes et habitants. Le livre est très diversement accueilli par lesdits habitants, qui y voient pour certains bien autre chose que l’hommage, sans fard mais ému, que l’auteur entendait réaliser ; ils ne supportent notamment pas que certains secrets de famille y soient révélés, certains traits ridicules dévoilés, et surtout ce qu’ils interprètent comme un regard méprisant sur ce pays « perdu », qu’ils interprètent – en bons paysans imprégnés de modernité capitaliste – comme pays de perdants. Quand, en 2005, Pierre Jourde et sa famille reviennent passer quelques jours sur place, l’accueil est beaucoup plus froid qu’il s’y attend. Ou beaucoup plus chaud, c’est selon. En tout cas, ça se passe très mal : coups, jets de pierre (oui, c’est ça le titre, pas un jeu de mots débile sur le prénom de l’auteur !) sur sa voiture et ses enfants, qui se font en plus insulter au motif que leur peau est sombre. L’auteur lui-même est victime de calomnies quant à la réalité de ses origines génétiques. La famille doit quitter le village à peine arrivée. Le livre raconte ça, le procès qui s’en est suivi, et ce que tout cela a inspiré à Pierre (qui s’est donc fait jeter la pierre).

Inéligible pour un deuxième Virilo !

Depuis, Pierre Jourde est retourné au village incognito

Tentative provocante de Pierre Jourde pour retourner au village incognito

Malheureusement, ce n’est pas un roman. Il ne recevra donc pas le prix Virilo une nouvelle fois. Pour autant, c’est vraiment de la littérature. L’exigence à cet égard de Jourde est partout : dans la précision des mots, le rythme où rien n’est laissé au hasard, et partant la précision, la densité et l’ambivalence de tout ce qui est relaté ici. C’est un peu man vs journalism : un effort constant pour expliquer comment et pourquoi cette histoire est compliquée, dit beaucoup de choses, pourquoi seule la littérature peut s’y attaquer, et pourquoi ces faits simples méritent qu’elle le fasse. Presque tout est captivant et d’une grande richesse, un seul passage résume à mon sens le livre : le récit du procès, et le récit des récits du procès. Lutte éternelle des bardes contre les chroniqueurs, et ici, victoire du barde. Les journalistes, descendus à Clermont-Ferrand, ont leur récit en tête avant d’arriver : l’intello de la capitale écrase les bouseux sous le poids de ses mots. Ceux-ci se vengent avec le choc de leurs corps. Sauf que, nous dit Jourde, c’est tout le contraire : les mots de la littérature sont bien peu de choses face à la violence que le verbe charrie sur les hauts plateaux de l’Auvergne, où les joutes oratoires se prolongent pendant des mois, les mots maniés comme à la place des armes qu’on ne peut pas sortir dans une si petite communauté. Quant à la violence, c’est bien lui, Pierre Jourde, boxeur amateur, qui y a le plus recouru, manquant de faire perdre un œil à un retraité.

Le journaliste, pourtant souvent moustachu, se trompe parfois

Le journaliste, pourtant souvent moustachu, se trompe parfois

Ce n’est pas le goût du paradoxe qui se déploie ici, seulement la lucidité, la finesse d’un esprit qui sait penser, et écrire ; y compris sur les choses en apparence les plus triviales, qui sont pourtant celles qui agitent le plus profondément les cœurs des hommes.

Le maréchal absolu, de Pierre Jourde

1 Nov

Moustache absolue

Gallimard (nrf) 

Lu par Gaël

La grand’ œuvre, écrit petit

De face, le livre est moins impressionnant

Attention, livre à superlatif : mastodonte, énorme, colossal, n’en jetez plus. C’est d’ailleurs sans doute « hénaurme » qui conviendrait le mieux, car il y a indubitablement du Ubu chez ce maréchal. Livre malheureusement passé trop discrètement dans une rentrée littéraire qui filtre les romans au moins autant à l’aune de leur volume que du talent qui les habite : le désormais classique Flammarion-250-pages est un standard indépassable.

Car l’objet est impressionnant : plus de 750 pages. Grandes. En petit caractère.

Et même, dans le détail : il y a beaucoup de mots. Un certain nombre font plus de quatre syllabes. Ils sont fréquemment inventés.

Tout cela fait peur.

C’est qu’au-delà de cette approche strictement volumétrique, il s’agit du grand œuvre de Pierre Jourde, qui se décrit lui-même comme « polygraphe » et y a travaillé pendant plus de 15 ans. Il y avait de quoi trembler et pourtant, c’est exceptionnel.

Absolu, nous voilà ! Devant toi, le sauveur…

Le livre traite de l’histoire, et de la fin, du dictateur imaginaire d’un pays imaginaire, quelque part entre république bananière et autocratie du sud-est asiatique. On ne saura jamais où on se trouve, et c’est très bien ainsi car c’est un des grands charmes du livre : l’invention d’une géographie dense, à la fois totalement imaginaire, cohérente et poétique. Novarina qui rejoindrait Le dessous des cartes sous acide. Il faut lire le chapitre 8, qui décrit l’invasion du monde par une armée de loqueteux, composée en grande partie de papous en « jaquette réglementaire », et qui se termine en guerre de tranchées pour la conquête d’un palier d’immeuble dans la banlieue de Minsk : chef d’œuvre tactico-burlesque, après lequel on se demande encore comment on peut penser à livrer une campagne militaire.

Le Maréchal et son double

Absolument Maréchal

Evidemment, ce dictateur est un prétexte : à déployer une langue qui exploite les moindres méandres du dictionnaire, mais avec élégance plutôt que cuistrerie. Chaque mot, même le plus précieux, même le plus superlatif, même le dernier adjectif d’une énumération de douze, tombe à sa place. Un prétexte à mettre en œuvre un humour ravageur et souvent sombre. Un prétexte à mettre en scène le pouvoir, dans toute son absurdité, sa paranoïa, son renversement des valeurs (le pouvoir, pour quoi ? pour le pouvoir) au point que le dictateur en finit par disparaître pour protéger son pouvoir. Sont également traités les thèmes de la littérature et la place que tiennent nécessairement l’imagination et le mensonge dans la société des hommes : le livre est un gigantesque jeu de miroir entre personnage, sosies, narrateur, … Vertigineux même si on se dit souvent qu’on passe à côté, faute d’intelligence et de temps pour décortiquer tout cela comme il le mériterait.

Alors évidemment, ça change de Mimi Cracra. Mais il faut l’avoir lu. Au moins, l’avoir dans sa bibliothèque : vous finirez nécessairement par vous dire « tant qu’à faire d’avoir ce truc qui occupe la moitié de mon salon, autant y jeter un œil. » Et là, il sera trop tard !

Vous êtes exactement à un clic de retrouver Pierre Jourde dans l’entretien qu’il avait accordé l’an dernier au prix virilo.

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Bacchantes de dictateur

 Lu par Philippe

BAM !

Sous-lieutenant relatif

Bruit mat et définitif. Paye tes 800 pages à lire en finale du Prix Virilo. En une semaine. Alors qu’il te reste cinq autres livres. Merci Gaël. Un peu plus et je pensais que Claire allait proposer au vote du jury  Dans les plis sinueux… pour se venger. Je vais être franc : Pas eu le temps. Survol de passage en se promettant d’y revenir, occultation de chapitres entiers, lecture diagonale, bref un massacre. Mais il eût été encore plus coupable de passer sous silence ce livre monstrueux.

Un livre qui estomaque

Dans sa vie de critique, Jourde a boxé la littérature sans estomac. BAM. Avec ce volume, il a décidé d’enfoncer le vôtre. Comme un uppercut version nrf. BAM. Le meilleur rapport poids/prix/qualité de la rentrée, ma bonne dame. Ne serait-ce que par ses dimensions, le pavé est utile (cale-porte, arme contondante, se la péter dans le métro). Cette somme au thème unique (le pouvoir) ravira tous les sciences po, qui reconnaîtront sculptés dans l’Idéal d’une narration fluide les concepts aimés de la servitude volontaire, de la déréalisation du pouvoir et autres chaînes de soupçons. Perdus dans les sosies du dictateur, nous assistons à un récit formidable où le Maréchal semble une bête de Frankenstein en uniforme, empruntant autant à Saddam qu’à Pinochet, en passant par Staline et l’Amiral Général Aladeen. Mais ce n’est pas tout. Car les narrateurs « Maréchal » sont nombreux car nombreux sont les sosies, et les représentations se floutent, les complots s’enchevêtrent.  Comme toutes les grandes œuvres (et cette année, il y en a plusieurs) ce livre interroge son art, la littérature, l’art de raconter. BAM.

À l’ombre des dictatures en fleurs

Un juré déguisé en maréchal danse de joie après avoir lu le livre

Là où le livre surprend, là où le maréchal conquiert notre lecteur, c’est dans l’anschluss de non-sens et d’humour. Plus qu’ailleurs le thème s’y prête, avec ceci d’horrible : les emballements ineptes d’une logique, nous les reconnaissons, hélas. Corée du Nord ! Amin Dada, c’est toi ? Ce va-et-vient entre ridicule et horreur donne tout son charme au récit. C’est heureux car un certain manque « d’histoire » (au profit de l’Histoire) pourra fatiguer le lecteur parfois.

Prend-on plaisir ? Soyons clair : une lecture trop rapide ou superficielle vous fera détester ce livre comme celui de Chevillard. Mais déjà vous retombez sur un passage formidable (l’industrialisation des sosies, la vie d’un couple d’agents dormants, les week-ends organisés pour les cadres du parti…). BAM. Interrogé par les langues au cordeau de Jourde, vous ne lâchez plus le livre pour mieux être pris dans les rets de ce jeu de pouvoir et d’existence. BAM. Ce livre vous dépasse. BAM. Au sol, vous comprenez qu’il se décantera en vous comme un grand cru. Vous entendez le décompte, la tête perdue dans des moustaches qui tournent autour de vous. Il y en a cinq, comme cette note finale. KO.

Rencontre avec P.Jourde – Round 3

7 Oct

Dernier round en compagnie de Pierre Jourde, où sont enfin abordés les sujets qui fâchent : la moustache,  l’art de la glande et la sauce gribiche.

(Lire : Round 1 – Survol du paysage littéraire contemporain)

(Lire : Round 2 – Œuvres crépusculaires, nuit de l’autofiction, aurore de Chevillard)

Castagne, glande et écriture

Le Prix Virilo : De l’intentionnalité littéraire dans ta gueule

PV : Hemingway, John Irving, vous : pas mal d’écrivains mettent en avant leur sport de combat. Est-ce que vous vous trouvez une filiation ?

PJ : Non. Pas du tout pour Hemingway et pas tellement pour John Irving. Mais la boxe, ce n’est pas étranger à l’écriture. Quand j’écris, j’ai une espèce de dépense d’énergie, d’agressivité, même contre moi, un peu comme en salle de boxe. La boxe, c’est d’ailleurs la réponse qui me vient quand un étudiant me pose l’éternelle question tandis qu’on décortique un texte : est-ce que l’auteur a vraiment voulu ça ? Je réponds que ça ne se pose pas comme ça. Est-ce que le boxeur a vraiment voulu poser son pied là, comme ça, pour mettre ensuite son poing dans la gueule ici ? Oui et non. Il en est arrivé au point d’entraînement où son intention est fondue dans l’ensemble de la gestuelle. Aucun geste n’est séparément intentionnel. Mais la totalité de la gestuelle fait partie d’une intentionnalité.

La boxe me sert aussi de compensation. Quand on écrit, on peut se demander si on n’est pas dans l’irréalité totale parfois. Tout à coup aller prendre des pains, c’est aller se confronter à la pureté de la réalité.

PV : Quelle est votre méthode d’écriture au quotidien ?

Info, intox ? Jourde serait membre du jury sous le nom de code « Laetitia »

PJ : Je me lève et je me dis qu’il faut que j’écrive toute la journée. Et ça m’accable. Alors je fais un petit jeu sur ordinateur, je prends un café… Avec énormément de culpabilité, je prends tous les trucs possibles pour ne pas me confronter au texte. Puis je finis par y aller.

PV : C’est quand même extrêmement rassurant d’entendre ça !

PJ : Ah oui c’est vrai ?! J’écris par petits créneaux, après je me déconcentre un peu, puis j’y reviens…

PV : Vous êtes connectés à internet quand vous écrivez ? N’est-ce pas extrêmement gênant ?

PJ : Si ! On se dit, tiens, j’ai un message, tiens, si j’avançais ma cité sur ce petit jeu, c’est redoutable… Je suis moins concentré qu’il y a 10 ans pour écrire, je ne sais pas si c’est en rapport avec ça, mais c’est vrai qu’on n’est plus jamais vraiment isolé maintenant.

PV : Si vous aviez un « accessit virilo » méchant que vous pourriez vous faire, lequel vous enverriez-vous dans les dents ?

C.Laurens aime bien taper, elle aussi

PJ : C’est une bonne question… Camille Laurens l’a fait, elle s’est payé ma tronche. Sans doute une tendance stylistique à en faire un peu trop… J’ai aussi tendance à trop écrire, je n’ai pas du tout la peur de la feuille blanche, j’écris tout le temps, je suis une sorte de polygraphe fou. Du coup, je me pose souvent la question de la nécessité de ce que je suis en train d’écrire. Pourquoi ça plutôt qu’autre chose ? Ce qui est très difficile dans le roman, c’est de maintenir le sentiment de la nécessité. Je me surprends à bavarder.

PV : Vous élaguez ?

PJ : Naulleau (ndlr : son ancien éditeur) me forçait à élaguer pas mal. Il m’a fait retirer une soixantaine de pages de Festin secret. Il avait raison d’ailleurs. Là je suis en train d’écrire un roman de 800 pages, je sens que je pourrais en écrire 1500.

PV : Vous concevez d’abord l’histoire de façon très détaillée ?

PJ : Oui. Il y a toujours un plan, mais qui se modifie à mesure que l’histoire s’écrit, il reste en chantier aussi longtemps que le livre dure.

Internet, un minitel peuplé souvent d’imbéciles et parfois de gens très fins

PV : Internet ne permet-il pas de mettre de la littérature ailleurs que dans les livres ?

PJ : Si, je suis à fond pour ça. Eric Chevillard a créé sur internet une forme qui ne pouvait pas exister ailleurs (son blog l’autofictif, ndlr). Certains s’en servent comme d’un papier, mais lui par exemple a vraiment trouvé quelque chose.

Quand tu poses un commentaire sur le blog de Jourde, tu dois être prêt

Je trouve d’ailleurs que le blog, c’est mieux que l’article, parce qu’il y a des réactions immédiates, certes souvent d’imbéciles, mais parfois de gens très fins. Sur mon blog, il y a des interventions régulières d’un type qui s’appelle Pierre V., je crois que c’est Pierre Vinclair, un romancier. C’est vachement bien, il dit toujours le contraire de ce que j’avance, mais c’est quand même très bien… Par exemple, quand j’ai fait un truc sur les clichés journalistiques, il m’a répondu, ce qui tombe sous le sens, que depuis Homère, toute la littérature fonctionne sur des topiques. Quelle est la différence entre une topique littéraire et un cliché journalistique ?

Couilles de sanglier, tête de veau et moustache

PV : Passons maintenant aux choses sérieuses. L’andouille de Guémené n’a pas perdu sa note AAAAA. Pensez-vous que les tripoux ou les plats virils soient une valeur refuge pour la finance mondiale ?

PJ : …

PV : Vous avez trois minutes.

PJ : Personnellement je souhaite vivement que l’on investisse dans la tête de veau. Dans la tête de veau et la langue d’agneau.

PV : Vous êtes un chiraquien…

PJ : De ce point de vue là oui. Simplement il ne faudrait pas que l’on demande des dividendes excessifs, parce que je ne sais pas si la production pourrait suivre. Il faudrait que les actionnaires comptent sur du 5, 6%, pas plus. Il risque d’y avoir une crise de la gribiche aussi.

PV : Ç’est ça. Ca risque de devenir un aliment de luxe.

Sanglier à moustache. Si tu savais à quoi pense Jourde en te voyant, petit sanglier…

PJ : Le problème de la tête de veau, c’est que c’est du canaille qui devient du luxe. Maintenant on paye ça cher dans les restaurants parisiens… Je pense quand même être un amateur d’un des plats les plus virils qui soient. Je m’en flatte. J’ai mangé des testicules de sanglier en Auvergne. Et ça…

PV : Et ça, ça change un homme ?

PJ : Ça fait pousser les poils. Mais c’est pas très bon.

PV : Marine, une question ?

PJ : Je ne réponds pas aux questions des femmes.

PV : Tiens Marine, prends la moustache.

PJ : Ah oui comme ça je peux répondre.

PV : C’est étrangement sexy et donc dérangeant.

Un peu de « tafiole »,  un zeste de « paysan berrichon », et une grosse poignée de Yourcenar

PJ : (en riant) Ah oui c’est dérangeant…

PV : Puisqu’on parle de moustache, vous, vous n’avez pas de moustache : pourquoi ?

PJ : La moustache seule, ça fait un peu tafiole quand même. Faut pas que je dise ça à Jean-Marie Laclavetine, qui la porte… Non, mais avec la moustache seule, j’ai vraiment une sale gueule.

PV : Ça peut aussi faire paysan berrichon si elle est bien fournie…

PJ : Avec la gitane maïs alors. Mais je crois que je n’ai pas envie de faire paysan berrichon. Tout est là !

PV : On a remarqué que la moustache revenait à la mode…

PJ : Vous croyez ? Je ne crois pas. En revanche ce qui revient à la mode, ce sont les attributs pileux des méchants de bande dessinée. Le méchant avait toujours une sorte de bouc, maintenant tout le monde met ça, parce que les gens veulent avoir l’air méchant…

PV : Quel est selon vous le plus grand auteur à moustache de toute l’histoire de la littérature ?

Jourde, un « salaud » qui ne respecte rien.

PJ : Marguerite Yourcenar ?

PV : Bonne réponse.

PJ : Alors, j’aurai le Prix Virilo ?

PV : Ça peut se négocier, mais faudra payer. Cher.

(Bruit nerveux de billets que l’on défroisse, fin de l’enregistrement)

Nous remercions Pierre Jourde pour ces belles paroles, pour son temps… Et pour avoir payé le café. 

Vous pouvez également retrouver Pierre Jourde ici et dans son dernier livre « La Présence », éditions Les Allusifs.

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Rencontre avec P.Jourde – Round 2

6 Oct

Second round en compagnie de Pierre Jourde. Garde à gauche et crochet du droit à l’autofiction, embrassade avec Chevillard ; et un dernier petit direct à Le Clézio pour la route.

(Lire : Round 1 – Survol du paysage littéraire contemporain)

Du bon dans le mauvais : L’obscure clarté de Christine Angot, les beautés crépusculaires de Nothomb et de Picsou magazine

Jourde s’arrachant les poils du torse pour se les coller sous le nez.

PV : On a tous parfois la tentation de lire le dernier Foenkinos ou le dernier Beigbeder, même si on sait que ça va être mauvais…

PJ : C’est d’ailleurs pas tout le temps vrai. Les textes que Beigbeder a écrit sur lui-même ne sont pas tous mauvais. Même Amélie Nothomb : je lis ça sans déplaisir. Le problème c’est que ce sont des écrivains -Foenkinos en bien pire- dont on se dit à chaque fois qu’ils sont en train de faire les malins. Nothomb a un peu ce côté-là. Elle est intelligente, elle a toujours d’excellentes idées narratives. Après, elle les exploite n’importe comment, c’est dommage.

PV : C’est vous, dans le Jourde et Naulleau, qui étiez chargé de lire l’œuvre de Madeleine Chapsal. Est-ce que vous en retirez tout de même quelque chose de bien ? Des petits bonheurs de lecture arrachés à l’ennui ?

Une filiation entre la rythmique d’Angot et le rap

PJ : Oui, quand on lit Chapsal intensément, on se dit toujours qu’on est forcément meilleur. C’est bon pour l’ego. C’est tellement rien que c’en est effrayant. C’est presque difficile de repérer des erreurs stylistiques chez elle, c’est juste un désert accablant. Ce qui est incroyable, c’est qu’elle se dit féministe -elle était dans le jury du Femina d’ailleurs- alors que sa représentation permanente, c’est que l’homme est un grand aventurier que la femme attend. Vachement féministe… Donc je ne parlerais pas de bonheur de lecture. Pourtant ça arrive parfois, même chez des écrivains médiocres. Je me suis surpris à trouver qu’Angot faisait un bon usage de ses textes en les lisant. Comme elle écrit toujours sur des rythmes très simples, à l’oral c’est efficace, forcément. J’apprécie des bouses innommables parfois. Picsou magazine, c’est pas si bête… Il y a également des formes de littérature populaire que je trouve magnifiques. J’ai la collection complète de Donjon par exemple, de Sfar (et Trondheim, ndlr), je trouve ça super. Et Goossens est un génie absolu.

L’autofiction : une sombre passion française

PV : Depuis la parution de La littérature sans estomac, trouvez-vous que la littérature française a changé ?

Autofiction d’Einstein, par Goossens

PJ : Il y a toujours beaucoup d’autofiction, beaucoup trop. Je me suis trouvé récemment à un colloque de la SGDL (Société des Gens De Lettres, ndlr), sur l’interdit. A la tribune, c’était tous des autofictionneurs : il y avait Christophe Donner, Serge Doubrovsky, l’inventeur du terme, Gabriel Matzneff… Que des gens qui se situent dans une sorte de modernité. Eh bien c’était pathétique de constater à quel point ils n’avaient rien à dire sur leur démarche, ni sur la littérature. Pas un embryon d’idée, juste des anecdotes à raconter… C’est le devenir anecdotique de la modernité, tout ce dont on avait marre dans la littérature de papa, quand j’avais 20 ans, c’est rentré par la fenêtre avec les autofictionneurs.

PV : Vous pensez que c’est une spécificité française ?

PJ : Je n’en vois pas à ce point à l’étranger. Peut-être parce que c’est en France que s’est le mieux réalisé ce péché de l’Occident qui consiste à penser que l’individu est le réceptacle de toute valeur, qu’il est sacré, que du moment où il s’exprime, c’est beau. Tout cela est même théorisé, Donner l’a théorisé sur l’imagination… Catherine Millet a dit qu’au fond, la seule vérité en littérature, maintenant, c’était la littérature de soi. Il y a vraiment un rejet de l’imagination.

C’est fascinant… C’est vraiment fou de ne pas comprendre qu’on se construit par autre chose, par le recours à des mythes, à des constructions imaginaires… En plus, ils considèrent que leur littérature est subversive, selon une vieille idée moisie depuis 1968 selon laquelle l’individu est en révolte contre la société. Ce qui est complètement faux, puisque la valeur sociale contemporaine par excellence, c’est l’individu. Toute la TV ne bouffe que de l’individu, ils sont donc absolument dans l’ordre des choses.

PV : Est-ce que vous avez l’impression de prêcher dans le désert ?

PJ : Bah non, puisque vous êtes là.

PV : Mais on est pas du tout d’accord avec vous en fait, c’est un piège… Nous on adore Angot ! Pourquoi ce sont d’ailleurs toujours ces écrivains-là qui sont mis en avant ?

PJ : Parce que ça fait 30 ans que la littérature, dans les médias, fonctionne par la réduction à l’individu. « Alors ce personnage, c’est quand même un peu vous ? » Ce genre de questions grotesques… C’est méconnaître la complexité des rapports entre un écrivain et ses personnages. Et puis ça évite de penser. Quand un journaliste peut éviter de penser, il se précipite sur l’occasion. Quand on n’a rien à dire, on raconte une anecdote, ça passe toujours très bien. Par contre, un embryon de théorie… J’ai l’impression qu’on a pris une espèce de retour de bâton, après la terreur théorique des années 60/70…

De la proximité entre Le Clézio et le club des 5

Entre Gracq et Foenkinos, deux conceptions du LOL, deux visions du PTDR

PV : Les écrivains français contemporains ne manquent-ils pas un peu de second degré ?

PJ : Oui, terriblement. Chez les grands écrivains, il y a souvent du recul, une légère ironie… Certes, il y a quelques grands écrivains qui n’en ont pas, Gracq par exemple. Mais ça m’a toujours manqué chez lui. Je n’en vois pas beaucoup d’autres…

PV : L’ironie est inhérente à l’écriture de Chevillard, pour parler de grands écrivains contemporains…

PJ : Ça peut être aussi un frein, parce qu’il est tellement intelligent, sur-conscient…

PV : Ça ampoule à mon avis certains de ses livres. Des lecteurs peuvent être découragés : C’est comme regarder un nuage, on ne voit pas tout le temps que le narrateur est en train de bouger.

La café était explicitement sympa. Devoir le dire, c’est un aveu d’échec.

PJ : Oui et puis on ne peut pas rater un mot, ça peut être son défaut. Il y a des livres de lui que j’aime moins, Sans l’orang-outan par exemple. Mais bon, c’est déjà 100 fois au-dessus de ceux des autres romanciers. Ce qui est fou, c’est que quand j’ai commencé à lire ses livres, les 4 ou 5 premiers, je lui ai dit « tu ne pourras pas aller plus loin, ce n’est pas possible ». Et en fait si. Le dernier c’est un de ses meilleurs, Dino Egger c’est incroyable. Il a aussi écrit de la poésie, c’est un poète magnifique… Enfin bon, on ne va pas passer la journée sur Chevillard. Il y a d’autres très bons écrivains, mais il y en a aucun dont je pourrais dire qu’ils sont impeccables stylistiquement. Sauf Michon peut-être. Par exemple, j’adore Marie-Hélène Lafon, je trouve que ce qu’elle fait est vraiment très intéressant… Mais, parfois on a envie de reprendre des trucs, de retravailler.

Le prochain Le Clézio parlera d’amitié entre les peuples, et attaquera la présidence

PV : Et Le Clézio, le nouveau pape français ?

PJ : Argh argh (il s’étrangle)… Il faudrait qu’on m’explique un jour ce qu’il y a là-dedans ? Chaque fois que j’ai lu Le Clézio, je n’ai pas compris : c’est la bibliothèque verte. C’est gentil, plein d’idées sympathiques. J’ai essayé de lire L’extase matérielle, Désert, Le procès verbal… J’étais accablé. C’est les idées gentilles que tout le monde a. Quel intérêt ? Je me laisse impressionner en revanche par Modiano, par cet univers un peu obsessionnel, cet espèce de clair-obscur… En plus Modiano ne dit rien, il n’est pas gentil, il est juste dans une vision.

 

(A venir : Round 3 – Boxe, pratique littéraire et couilles de sanglier)

 

Vous pouvez également retrouver Pierre Jourde ici et dans son dernier livre « La présence », éditions Les Allusifs.

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