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Civilizations, de Laurent Binet

19 Sep

Lu par… Gaël

Doublé mexicain (on ne confond pas les incas et les mexicains, il y a vraiment des mexicains)

 

 

 

 

 

Ce livre est un grand What If ? Que se serait-il passé si, au lieu des Européens débarquant sur les rivages inconnus des Amériques à la fin du 16 ème siècle, le contraire s’était passé ? Cette saga titanesque est narrée en quatre courtes parties : les aventures de la fille d’Eric Le Rouge au 12 ème siècle, qui apporte le fer, le cheval et la variole aux Mexicains et aux Incas, ainsi que la foi en Thor ;
des extraits de l’hypothétique journal intime de Christophe Colomb, devenu un loser de première qui ne reviendra jamais des Caraïbes ; la chronique d’Atahualpa, conquérant de l’Europe, qui est de loin le cœur du livre ; et les aventures de Cervantès, quelques années après la mort d’Atahualpa, dans une Europe en cours de stabilisation.

 

Les terribles Quechuas envahissent l’Europe

J’ai lu ce roman à travers un processus en quatre étapes.

Un : la quatrième de couverture. L’auteur a trop joué à Civilisations, le mythique jeu vidéo, seule explication de ce Z incongru. Il a kiffé écraser les Espagnols avec ses unités précolombiennes, ou au contraire il a trop souffert des assauts précoces conduites par Huayna Capac en début de jeu ? Va savoir. Puis il a lu Jared Diamond et là il s’est dit qu’il y avait une trop bonne idée de livre. Peu prometteur, en somme.

Deux : la lecture. Il y a quelques idées sympas, et une belle documentation sur l’Europe du milieu du dix-septième siècle, période historiquement faste entre Réforme, naissance des Etats-nations et cristallisation des grandes monarchies, affrontements coloniaux. L’Europe vivant les derniers spasmes d’un moyen-âge qui ne veut pas mourir, suspendue au seuil de la modernité.

Trois : il y a quand-même pas mal de défauts… les trois principaux, pour essayer d’être synthétique. D’abord, le projet « idéologique » du livre, qui semble généreux et européo-décentré, est en fait desservi par le propos. Certes Atahualpa détrône Charles Quint, devient Empereur des Romains et conduit de belles réformes visionnaires. Mais tout ça n’est possible que parce que des Européens lui ont apporté le fer, des caravelles pour traverser l’Atlantique, des souches virales permettant d’acquérir une immunité (il a lu Jared Diamond, on vous dit). Plus tard Atahualpa découvre la monnaie, et les écrits de Machiavel. Au final, ce qui triomphe, c’est le génie européen. Ca n’est pas vraiment une histoire alternative, juste une suite de hasards ponctuels. Et au passage, cela occasionne un procédé poussif, incarné dans les deux premières parties, permettant d’expliquer comment les Européens ont apporté les graines de ce génie outre-Atlantique.

Le deuxième défaut, qui semble être une tendance 2019, c’est qu’il n’y a pas vraiment d’histoire. Le cœur du livre narre les succès d’Atahualpa, mais à bride abattue. Pas le temps de développer une intrigue ou une péripétie. Ca va trop vite, il n’y a aucun suspens, et on s’ennuie. Je pense que cette tendance est une conséquence annexe de la découverte progressive par les auteurs « sérieux », à savoir de littérature blanche, des sous-genres : science-fiction, uchronies, dystopies, histoires alternatives. Ils découvrent des genres qu’ils ne connaissent pas et refont toutes les erreurs de genres aux limites désormais bien balisées et qui ont engendré des auteurs talentueux. Une de ces limites – de beaux développements sur ce sujet dans l’interview de Patrick K. Dewdney ici – est la tentation de vouloir raconter son univers, plutôt qu’en faire la toile de fond d’histoires. Il aurait fallu que Binet accepte de raconter une petite histoire dans son grand univers, ou alors qu’il écrive le Trône de Fer (ou Fortunes de France). Mais là on rejoint un autre travers possible de l’auteur sérieux français, sa relative fainéantise.

Dernier défaut, le clin d’œil permanent. On voit l’auteur venir avec ses gros sabots quand il décrit coutumes et monuments célèbres de l’Europe avec le regard décalé des Incas. L’astuce fonctionne une ou deux fois, mais sur deux-cents pages c’est lassant. Le paroxysme est atteint dans la quatrième partie, où Cervantès rencontre Le Greco puis loge chez Montaigne. Le name dropping ne suffisant pas à se hisser à la hauteur de ses idoles, Laurent Binet suit par-dessus le bastingage Adrien Bosc.

Et donc, quatrième phase de cette lecture : rallumer son ordinateur, démarrer une bonne partie de Civilisations (le jeu a été traduit depuis 1984). C’est le conseil que je vous donnerais, si vous voulez consacrer quelques heures au destin alternatif des Incas.

Huayna Capac, toujours à vous demander des technologies !

La septième fonction du langage, de Laurent Binet

28 Oct

Lu par Gaël

Moustache rasée de près

Moustache adolescente

Laurent Binet a écrit un livre de khâgneux, tout de connivences et d’allusions feutrées aux théories qui ont enchanté sa jeunesse. Il atteint son public, et rate probablement le reste du monde.

Le point le plus satisfaisant est qu’il suggère que Sollers s’est fait couper les testicules en 1980, courage dont on lui sera redevable. A cette nuance virilesque, mieux vaut relire Umberto Eco ou David Lodge.

Si l’on passe outre, c’est une excellente fanfiction sur Roland Barthes.

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« Qu’as-tu fait, Laurent. »

Autres critiques des romans de Laurent Binet à lire par ici.

HHhH, de Laurent Binet

28 Mar

Grasset

Lu par François S.

Encore un roman sur la deuxième guerre mondiale. Encore un. « Les Bienveillantes » de Jonathan Littell semble avoir une brèche qui ne peut plus être refermée. Dans ce déversement de pages plus ou moins (surtout moins) heureuses, il est d’autant plus jouissif de tomber sur une perle. Et, à l’instar des « Bienveillantes », il s’agit d’un premier roman, au titre tout aussi énigmatique : « HHhH ». Comprendre : « Himmlers Hirn heisst Heydrich » (Le cerveau d’Himmler s’appelle Heydrich), une anagramme qui faisait office de surnom donné sous le régime hitlérien au personnage central de ce roman.

Reinhard Heydrich. Un nazi bien moins célèbre que son chef, Heinrich Himmler, dont il fut le bras droit, mais qui a été à l’origine du recrutement d’Eichmann, de la mise en place des fameux Einsatzgruppen (les artisans de la « Shoah par balles »), puis de la planification de la Solution finale. Rien de moins. Bref, un des hommes les plus influents du troisième Reich, craint jusque parmi les plus hauts dignitaires nazis. C’est à cet homme que Laurent Binet, 37 ans, consacre son premier roman. Une gageure. Mais, en adoptant une forme qui oscille entre le récit de faits historiques et la réflexion sur les rapports entre la réalité et la fiction, l’auteur parvient à donner naissance à une oeuvre d’une singularité hors-du-commun.

La passion du narrateur pour la ville de Prague et, en particulier pour l’attentat qui coûta la vie à Heydrich, va le mener à revenir sur les destins croisés du chef nazi et des résistants tchèque et slovaque qui vont planifier l’attaque contre ce dernier. Le parcours d’Heydrich fait frémir. D’une froideur implacable, son ascension dans l’organigramme hitlérien est fulgurante : chef de la Gestapo, fondateur des services de renseignements, les SD, et administrateur de Prague, fonction durant laquelle il écopa d’un de ces nombreux surnoms : « Le boucher de Prague ». La terreur qu’il y a fait régner lui vaudra également le sympathique qualificatif de la part d’Hitler lui-même, d’ « homme au coeur de fer ». Et il s’agit d’un compliment, lorsque cela émane de la bouche du Fürher. Parallèlement, Laurent Binet retrace les longs préparatifs de l’attentat planifié par la résistance tchécoslovaque qui vise à détruire l’un des symboles de l’occupation nazie.

Le contexte historique impeccablement retranscrit ; les motivations de l’écriture d’une telle histoire, et ce qu’elles contiennent de fascination macabre ; la frénésie des jeunes auteurs contemporains à s’approprier une époque qu’ils n’ont pas vécu… Tout cela est passé au crible de l’écriture de Laurent Binet pour aboutir à ce qui est, incontestablement, l’un des grands romans de cette année. Déjà récompensé par le prix Goncourt du premier roman, « HHhH » est la preuve que la période durant laquelle l’humanité est apparue sous ses traits les plus ignobles demeure un sujet de création, si tant est qu’on veuille bien la traiter avec humilité… et talent.

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