Second round en compagnie de Pierre Jourde. Garde à gauche et crochet du droit à l’autofiction, embrassade avec Chevillard ; et un dernier petit direct à Le Clézio pour la route.
(Lire : Round 1 – Survol du paysage littéraire contemporain)
Du bon dans le mauvais : L’obscure clarté de Christine Angot, les beautés crépusculaires de Nothomb et de Picsou magazine
PV : On a tous parfois la tentation de lire le dernier Foenkinos ou le dernier Beigbeder, même si on sait que ça va être mauvais…
PJ : C’est d’ailleurs pas tout le temps vrai. Les textes que Beigbeder a écrit sur lui-même ne sont pas tous mauvais. Même Amélie Nothomb : je lis ça sans déplaisir. Le problème c’est que ce sont des écrivains -Foenkinos en bien pire- dont on se dit à chaque fois qu’ils sont en train de faire les malins. Nothomb a un peu ce côté-là. Elle est intelligente, elle a toujours d’excellentes idées narratives. Après, elle les exploite n’importe comment, c’est dommage.
PV : C’est vous, dans le Jourde et Naulleau, qui étiez chargé de lire l’œuvre de Madeleine Chapsal. Est-ce que vous en retirez tout de même quelque chose de bien ? Des petits bonheurs de lecture arrachés à l’ennui ?
PJ : Oui, quand on lit Chapsal intensément, on se dit toujours qu’on est forcément meilleur. C’est bon pour l’ego. C’est tellement rien que c’en est effrayant. C’est presque difficile de repérer des erreurs stylistiques chez elle, c’est juste un désert accablant. Ce qui est incroyable, c’est qu’elle se dit féministe -elle était dans le jury du Femina d’ailleurs- alors que sa représentation permanente, c’est que l’homme est un grand aventurier que la femme attend. Vachement féministe… Donc je ne parlerais pas de bonheur de lecture. Pourtant ça arrive parfois, même chez des écrivains médiocres. Je me suis surpris à trouver qu’Angot faisait un bon usage de ses textes en les lisant. Comme elle écrit toujours sur des rythmes très simples, à l’oral c’est efficace, forcément. J’apprécie des bouses innommables parfois. Picsou magazine, c’est pas si bête… Il y a également des formes de littérature populaire que je trouve magnifiques. J’ai la collection complète de Donjon par exemple, de Sfar (et Trondheim, ndlr), je trouve ça super. Et Goossens est un génie absolu.
L’autofiction : une sombre passion française
PV : Depuis la parution de La littérature sans estomac, trouvez-vous que la littérature française a changé ?
PJ : Il y a toujours beaucoup d’autofiction, beaucoup trop. Je me suis trouvé récemment à un colloque de la SGDL (Société des Gens De Lettres, ndlr), sur l’interdit. A la tribune, c’était tous des autofictionneurs : il y avait Christophe Donner, Serge Doubrovsky, l’inventeur du terme, Gabriel Matzneff… Que des gens qui se situent dans une sorte de modernité. Eh bien c’était pathétique de constater à quel point ils n’avaient rien à dire sur leur démarche, ni sur la littérature. Pas un embryon d’idée, juste des anecdotes à raconter… C’est le devenir anecdotique de la modernité, tout ce dont on avait marre dans la littérature de papa, quand j’avais 20 ans, c’est rentré par la fenêtre avec les autofictionneurs.
PV : Vous pensez que c’est une spécificité française ?
PJ : Je n’en vois pas à ce point à l’étranger. Peut-être parce que c’est en France que s’est le mieux réalisé ce péché de l’Occident qui consiste à penser que l’individu est le réceptacle de toute valeur, qu’il est sacré, que du moment où il s’exprime, c’est beau. Tout cela est même théorisé, Donner l’a théorisé sur l’imagination… Catherine Millet a dit qu’au fond, la seule vérité en littérature, maintenant, c’était la littérature de soi. Il y a vraiment un rejet de l’imagination.
C’est fascinant… C’est vraiment fou de ne pas comprendre qu’on se construit par autre chose, par le recours à des mythes, à des constructions imaginaires… En plus, ils considèrent que leur littérature est subversive, selon une vieille idée moisie depuis 1968 selon laquelle l’individu est en révolte contre la société. Ce qui est complètement faux, puisque la valeur sociale contemporaine par excellence, c’est l’individu. Toute la TV ne bouffe que de l’individu, ils sont donc absolument dans l’ordre des choses.
PV : Est-ce que vous avez l’impression de prêcher dans le désert ?
PJ : Bah non, puisque vous êtes là.
PV : Mais on est pas du tout d’accord avec vous en fait, c’est un piège… Nous on adore Angot ! Pourquoi ce sont d’ailleurs toujours ces écrivains-là qui sont mis en avant ?
PJ : Parce que ça fait 30 ans que la littérature, dans les médias, fonctionne par la réduction à l’individu. « Alors ce personnage, c’est quand même un peu vous ? » Ce genre de questions grotesques… C’est méconnaître la complexité des rapports entre un écrivain et ses personnages. Et puis ça évite de penser. Quand un journaliste peut éviter de penser, il se précipite sur l’occasion. Quand on n’a rien à dire, on raconte une anecdote, ça passe toujours très bien. Par contre, un embryon de théorie… J’ai l’impression qu’on a pris une espèce de retour de bâton, après la terreur théorique des années 60/70…
De la proximité entre Le Clézio et le club des 5
PV : Les écrivains français contemporains ne manquent-ils pas un peu de second degré ?
PJ : Oui, terriblement. Chez les grands écrivains, il y a souvent du recul, une légère ironie… Certes, il y a quelques grands écrivains qui n’en ont pas, Gracq par exemple. Mais ça m’a toujours manqué chez lui. Je n’en vois pas beaucoup d’autres…
PV : L’ironie est inhérente à l’écriture de Chevillard, pour parler de grands écrivains contemporains…
PJ : Ça peut être aussi un frein, parce qu’il est tellement intelligent, sur-conscient…
PV : Ça ampoule à mon avis certains de ses livres. Des lecteurs peuvent être découragés : C’est comme regarder un nuage, on ne voit pas tout le temps que le narrateur est en train de bouger.
PJ : Oui et puis on ne peut pas rater un mot, ça peut être son défaut. Il y a des livres de lui que j’aime moins, Sans l’orang-outan par exemple. Mais bon, c’est déjà 100 fois au-dessus de ceux des autres romanciers. Ce qui est fou, c’est que quand j’ai commencé à lire ses livres, les 4 ou 5 premiers, je lui ai dit « tu ne pourras pas aller plus loin, ce n’est pas possible ». Et en fait si. Le dernier c’est un de ses meilleurs, Dino Egger c’est incroyable. Il a aussi écrit de la poésie, c’est un poète magnifique… Enfin bon, on ne va pas passer la journée sur Chevillard. Il y a d’autres très bons écrivains, mais il y en a aucun dont je pourrais dire qu’ils sont impeccables stylistiquement. Sauf Michon peut-être. Par exemple, j’adore Marie-Hélène Lafon, je trouve que ce qu’elle fait est vraiment très intéressant… Mais, parfois on a envie de reprendre des trucs, de retravailler.
PV : Et Le Clézio, le nouveau pape français ?
PJ : Argh argh (il s’étrangle)… Il faudrait qu’on m’explique un jour ce qu’il y a là-dedans ? Chaque fois que j’ai lu Le Clézio, je n’ai pas compris : c’est la bibliothèque verte. C’est gentil, plein d’idées sympathiques. J’ai essayé de lire L’extase matérielle, Désert, Le procès verbal… J’étais accablé. C’est les idées gentilles que tout le monde a. Quel intérêt ? Je me laisse impressionner en revanche par Modiano, par cet univers un peu obsessionnel, cet espèce de clair-obscur… En plus Modiano ne dit rien, il n’est pas gentil, il est juste dans une vision.
(A venir : Round 3 – Boxe, pratique littéraire et couilles de sanglier)
Vous pouvez également retrouver Pierre Jourde ici et dans son dernier livre « La présence », éditions Les Allusifs.
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Les poilus parlent aux poilus