Grasset
Lu par Philippe
Un projet casse-gueule
De Sorj Chalandon, on avait pu apprécier l’excellent Retour à Kyllibegs. Voici un nouveau roman mêlant expérience de grand reporter et fiction :
Georges est un jeune homme de théâtre soixante-huitard, communiste et activiste. Il se forge une amitié forte dans ses années de fac (70ies) avec un metteur en scène grec, juif, exilé et révolutionnaire, Samuel Akounis. Le temps les éloigne un peu. Ce grand frère, ce mentor, cette conscience dans la nuit, ce MacGuffin de Samuel décide de monter Antigone d’Anouilh dans le Liban déjà sanglant du début des années 80. Il cherche à convaincre un membre de chaque communauté (chiite, palestinien, sunnite, maronite, druze, lefèbvriste etc.) de participer à ce qui pourrait être une parenthèse sacrée, celle de la force du théâtre au cœur du No Man’s Land. Hélas, Samuel tombe malade et charge Georges de poursuivre son rêve, digne d’une certaine mission d’OSS 117. Déjà, la semaine s’annonce galère pour Georges.
Pour qui sont ces bombes au phosphore qui sifflent sur vos têtes ?
Le roman est savamment construit. Il s’ouvre parfaitement sur un coup de poing dur comme le fracas d’un obus : nous sommes prévenus, tout ne se déroule pas selon le plan. Il enchaîne longuement mais sans lourdeur sur l’amitié passée entre Georges et Samuel, leur communauté de combat et de philosophie… On en vient à comprendre le choix tragique du héros qui accepte tragiquement de monter une tragédie dans une tragique guerre civile. Ce qui fait beaucoup trop de fois le mot « tragique » pour que ça se termine bien.
La guerre du Liban n’aura pas lieu
Car oui, c’est bien la-bonne-idée-obligatoire d’une mise en abîme de la pièce d’Anouilh que nous avons là. Le texte (magnifique, à relire) d’Anouilh entre en écho avec la construction subtile du roman de Chalandon qui vibre à l’unisson du fatum d’une guerre dégueulasse. Et le lecteur reste rivé, sans catharsis possible, à la machine infernale. Les hommes font des plans, veulent illuminer la guerre d’une étoile filante de paix, et les dieux rient. La guerre est bien la ruine qui sert de scène à une admirable pièce de fureur et de paix.
La langue est parfaite, d’une plume sûre traçant les volutes d’émotion avec justesse, même si, comme pour le précédent roman, on regrettera un style peut-être trop moderato. Les quelques envolées stylistiques sont placées à endroits choisis et sont d’une puissance remarquable.
Gon-court vole, et nous venge
Il est en lice pour le prix Goncourt, ce qui prouverait que les caciques peuvent, par loi statistique, tomber juste parfois. Alors bien sûr, on pourra critiquer l’intention, la victoire facile de l’écrivain : il est aisé d’être marquant en romançant un acte magnifique en pleine guerre, en décrivant les horreurs des corps suppliciés et de l’espoir anéanti. Au contraire des sujets anodins comme les fades vies parisiennes qui forment les tombereaux de livres à ingurgiter pour le jury dans cette rentrée littéraire. Notons tout de même le tour de force qui consiste à traiter complètement son sujet sans sortir de piste, surtout avec une matière littéraire aussi explosive qu’une bombe artisanale dans la bande de Gaza. Un exercice difficile dans lequel Sorj Chalandon est passé maître.
Hercule Savinien de Cyrano de Beyrouth
Et c’est par là qu’il récolte de méritées 5 moustaches : il ressort une formidable humanité de ce bouquin, mais rien de piou-piou, de facile. Les dieux rient… Soit. Sorj, lui, écrit, sans trop juger les parties, en empathie et intelligence. Celui qui croyait aux combats dépeint la défaite avec la douceur de l’homme résigné, avec son entêtement aussi. Car la lutte pour une pièce de théâtre est inutile, mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès. Non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile. A ce titre, un superbe roman qui donne à voir, qui rend moins bête et qui élève sans compromission du projet d’écriture, sans gommer toute l’aigreur de la guerre et l’amertume de la vie.
« Demander à Créon, acteur chrétien, de condamner à mort Antigone, actrice palestinienne. Proposer à un chiite d’être le page d’un maronite. Tout cela n’avait aucun sens. (…) La guerre était folie ? Sam disait que la paix devait l’être aussi. Il fallait justement proposer l’inconcevable. Monter Antigone sur une ligne de feu allait prendre les combats de court. Ce serait tellement beau que les fusils se baisseraient.
– Pour une heure, a ricané Aurore.
Elle était assise. Je me suis accroupi entre ses genoux.
– Une heure de paix ? Et tu voudrais que nous rations ça ? »
Lu par Marine
Fair-play, la primeur de la critique du Quatrième mur a été laissée à son plus fervent défenseur au sein de notre jury. Vous vous en doutez, sa fougue n’est pas forcément partagée.
Des lecteurs prêts pour la castagne
La force de ce roman est indéniablement sa capacité à faire entrer le lecteur dans la peau, malmenée, de Georges, apprenti militant d’extrême-gauche et apprenti metteur en scène. Le temps de la lecture, vous êtes Georges. Vous êtes cet exalté un peu attachant, très imparfait voire solidement caricatural. Vous êtes un fondu de la cause palestinienne volontiers porté sur la castagne (vous y avez même laissé un genou et une partie de votre moralité). Vous êtes béat d’admiration devant un authentique héro grec (parce que, quand même, vous vous rendez compte par moment que casser du pro-Giscard ce n’est pas exactement la même chose que d’affronter les blindés des colonels). Accessoirement vous êtes un jeune papa, encore une fois prêt à casser la tête de celui qui menacerait votre descendance. Bref, vous avez envie d’en découdre, quel qu’en soit le prétexte.
Des lecteurs prêts pour le fouet
Mais voilà (celle-là on l’attendait), Sorj Chalandon malmène tellement son personnage que c’est bien nous, lecteurs, qu’il sadise. Et ce parti pris est assurément problématique, car son cercle d’afficionados va s’en trouver réduit à ceux qui prennent d’habitude plaisir sous les coups de fouets. A la longue, j’ai eu l’impression qu’il n’aimait pas réellement son Georges, qu’il avait des comptes à lui rendre (ne connaissant pas personnellement l’auteur je ne me hasarderais pas à esquisser une explication d’ordre psychanalytique mais je lui conseille d’y penser). Or, à travers le mécanisme d’identification qu’il met, brillamment, en place, c’est nous qu’il n’aime pas.
Ce roman a le mérite (et le talent, ne le nions pas) de nous plonger dans une guerre à la fois connue et méconnue. Le Liban des années 80 comme vous ne l’aviez pas (complètement) imaginé. Les personnages secondaires qui se produisent sur ce théâtre de violence sont d’ailleurs très forts. Cependant, j’ai beaucoup moins adhéré à une mise en abyme parfois artificielle. Certes, le cœur du mécanisme romanesque, faire jouer Antigone par des représentants des différentes parties du conflit, est puissant. Toutefois, la mise en exergue de tous les rouages (notamment des prémisses du projet et du pilotage à distance par le héro grec) est un peu tirée par les cheveux et sape régulièrement les effets romanesques. Tout à coup on se retrouve nous, Pierre ou Jacques, à se demander ce qu’on fait dans ce club SM un peu too much, où le patron ne sait pas s’il veut nous séduire, nous ouvrir les yeux sur une réalité sordide ou nous casser la tronche.
Les poilus parlent aux poilus