Après Retour à Killybegs, Le quatrième mur et Profession du père, Sorj Chalandon creuse (wait for it) un nouvel univers : la mine de charbon (tadaaa !). A travers le destin tragique d’un homme qui perd tout un jour de grisou fatal, Chalandon nous entraîne dans des maisons de briques rouges au sein desquelles l’argent manque mais pas les larmes.
Si Le jour d’avant ne renversera pas Germinal – sans doute n’était-ce de toute façon pas le projet -, sa poésie et sa sobriété dévoilent un autre visage, plus moderne, d’un monde sacrifié. Et voilà qu’on éprouve un peu des douleurs de ces hommes durs à la peine à qui on demande pardon de les avoir trop vite oubliés.
Lu aussi par…Philippe
4 moustaches charbonneuses
Sorj Chalandon, décidément, ça le fait à chaque fois.
J’ai failli mettre 5 moustaches parce que j’ai pleuré
Le seul vrai bon auteur de chez Grasset a le chic pour lancer son écriture à l’assaut de grands thèmes qu’il maîtrise bien (ici, le dernier accident de mine en France, 42 morts et avec lui, une description de la France prolétaire des années 70). Évidemment, Germinal 70ies, ça ne vend pas du rêve. Pourtant, la référence obligée à Zola fait long feu. Il s’agit plutôt d’une sorte de Crime et Châtiment version silicose. Ce qui ne vend pas beaucoup plus de joie, avouons-le.
Twist et charbon
Les deux premiers tiers du livre sont tout à cette description d’une région de crassiers, de corons, de familles dont une fraction meurt régulièrement sous la terre. Les allers-retours passé-présent évitent l’enlisement du lecteur. Certains trouveront ça un peu long. Est-ce parce que j’ai grandi à Saint-Etienne ? Pas moi. C’est un grand roman de deuil, qui fait vivre une époque et des gens sans les juger, avec un réel talent littéraire. Ça dénote dans la rentrée.
Au dernier tiers, toutes les petites lourdeurs et incohérences du roman sont magistralement expliquées par une sorte de twist. Comme un coup de grisou.
Ne soyons pas bégueule (-noire)
On pourra répondre que les ficelles sont un peu grosses, critiques formulées d’ailleurs pour les précédents romans de Chalandon. On pourra trouver vulgaire d’émouvoir aussi facilement. C’est
bien mal lire. C’est croire que sous prétexte qu’un effet est visible, il est mal mené. N’ayons pas ce snobisme de l’intelligence, qui méprise ce qu’elle comprend.
Il est très difficile de décrire sans être grotesque et indécent les misères que l’on n’a pas connues.
Bien des auteurs se prendraient méchamment les pieds dans le ch’terril. Il faut tout le talent de Chalandon (et toute la finesse de son écriture faussement simple) pour nous faire ressentir sans
sentiment d’impudeur la tristesse indicible de la perte. C’est un roman truqueur, certes, mais comme une malle de souvenirs dont on trouverait un double-fond : on ne va pas se plaindre d’un peu plus de profondeur, de ce basculement d’un panneau de bois dans les affres des souvenirs ; qui permet à Chalandon de dépasser le discours qu’imposait apriori son thème. Ce n’est pas très clair, mais en gros, j’ai beaucoup aimé.
Juré (à gauche) appréciant le récit de l’indicible perte.
De Sorj Chalandon, on avait pu apprécier l’excellent Retour à Kyllibegs. Voici un nouveau roman mêlant expérience de grand reporter et fiction :
Titre alternatif : « Un plan galère et sans perd diem »
Georges est un jeune homme de théâtre soixante-huitard, communiste et activiste. Il se forge une amitié forte dans ses années de fac (70ies) avec un metteur en scène grec, juif, exilé et révolutionnaire, Samuel Akounis. Le temps les éloigne un peu. Ce grand frère, ce mentor, cette conscience dans la nuit, ce MacGuffin de Samuel décide de monter Antigone d’Anouilh dans le Liban déjà sanglant du début des années 80. Il cherche à convaincre un membre de chaque communauté (chiite, palestinien, sunnite, maronite, druze, lefèbvriste etc.) de participer à ce qui pourrait être une parenthèse sacrée, celle de la force du théâtre au cœur du No Man’s Land. Hélas, Samuel tombe malade et charge Georges de poursuivre son rêve, digne d’une certaine mission d’OSS 117. Déjà, la semaine s’annonce galère pour Georges.
Pour qui sont ces bombes au phosphore qui sifflent sur vos têtes ?
Un quatrième mur bien viril
Le roman est savamment construit. Il s’ouvre parfaitement sur un coup de poing dur comme le fracas d’un obus : nous sommes prévenus, tout ne se déroule pas selon le plan. Il enchaîne longuement mais sans lourdeur sur l’amitié passée entre Georges et Samuel, leur communauté de combat et de philosophie… On en vient à comprendre le choix tragique du héros qui accepte tragiquement de monter une tragédie dans une tragique guerre civile. Ce qui fait beaucoup trop de fois le mot « tragique » pour que ça se termine bien.
La guerre du Liban n’aura pas lieu
Car oui, c’est bien la-bonne-idée-obligatoire d’une mise en abîme de la pièce d’Anouilh que nous avons là. Le texte (magnifique, à relire) d’Anouilh entre en écho avec la construction subtile du roman de Chalandon qui vibre à l’unisson du fatum d’une guerre dégueulasse. Et le lecteur reste rivé, sans catharsis possible, à la machine infernale. Les hommes font des plans, veulent illuminer la guerre d’une étoile filante de paix, et les dieux rient. La guerre est bien la ruine qui sert de scène à une admirable pièce de fureur et de paix.
La langue est parfaite, d’une plume sûre traçant les volutes d’émotion avec justesse, même si, comme pour le précédent roman, on regrettera un style peut-être trop moderato. Les quelques envolées stylistiques sont placées à endroits choisis et sont d’une puissance remarquable.
Gon-court vole, et nous venge
Un juré à la lecture du livre
Il est en lice pour le prix Goncourt, ce qui prouverait que les caciques peuvent, par loi statistique, tomber juste parfois. Alors bien sûr, on pourra critiquer l’intention, la victoire facile de l’écrivain : il est aisé d’être marquant en romançant un acte magnifique en pleine guerre, en décrivant les horreurs des corps suppliciés et de l’espoir anéanti. Au contraire des sujets anodins comme les fades vies parisiennes qui forment les tombereaux de livres à ingurgiter pour le jury dans cette rentrée littéraire. Notons tout de même le tour de force qui consiste à traiter complètement son sujet sans sortir de piste, surtout avec une matière littéraire aussi explosive qu’une bombe artisanale dans la bande de Gaza. Un exercice difficile dans lequel Sorj Chalandon est passé maître.
Hercule Savinien de Cyrano de Beyrouth
Et c’est par là qu’il récolte de méritées 5 moustaches : il ressort une formidable humanité de ce bouquin, mais rien de piou-piou, de facile. Les dieux rient… Soit. Sorj, lui, écrit, sans trop juger les parties, en empathie et intelligence. Celui qui croyait aux combats dépeint la défaite avec la douceur de l’homme résigné, avec son entêtement aussi. Car la lutte pour une pièce de théâtre est inutile, mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès. Non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile. A ce titre, un superbe roman qui donne à voir, qui rend moins bête et qui élève sans compromission du projet d’écriture, sans gommer toute l’aigreur de la guerre et l’amertume de la vie.
« Demander à Créon, acteur chrétien, de condamner à mort Antigone, actrice palestinienne. Proposer à un chiite d’être le page d’un maronite. Tout cela n’avait aucun sens. (…) La guerre était folie ? Sam disait que la paix devait l’être aussi. Il fallait justement proposer l’inconcevable. Monter Antigone sur une ligne de feu allait prendre les combats de court. Ce serait tellement beau que les fusils se baisseraient.
– Pour une heure, a ricané Aurore.
Elle était assise. Je me suis accroupi entre ses genoux.
– Une heure de paix ? Et tu voudrais que nous rations ça ? »
Duvet tragique
Lu par Marine
Fair-play, la primeur de la critique du Quatrième mur a été laissée à son plus fervent défenseur au sein de notre jury. Vous vous en doutez, sa fougue n’est pas forcément partagée.
Des lecteurs prêts pour la castagne
La force de ce roman est indéniablement sa capacité à faire entrer le lecteur dans la peau, malmenée, de Georges, apprenti militant d’extrême-gauche et apprenti metteur en scène. Le temps de la lecture, vous êtes Georges. Vous êtes cet exalté un peu attachant, très imparfait voire solidement caricatural. Vous êtes un fondu de la cause palestinienne volontiers porté sur la castagne (vous y avez même laissé un genou et une partie de votre moralité). Vous êtes béat d’admiration devant un authentique héro grec (parce que, quand même, vous vous rendez compte par moment que casser du pro-Giscard ce n’est pas exactement la même chose que d’affronter les blindés des colonels). Accessoirement vous êtes un jeune papa, encore une fois prêt à casser la tête de celui qui menacerait votre descendance. Bref, vous avez envie d’en découdre, quel qu’en soit le prétexte.
Des lecteurs prêts pour le fouet
Jurée fouettée par l’auteur
Mais voilà (celle-là on l’attendait), Sorj Chalandon malmène tellement son personnage que c’est bien nous, lecteurs, qu’il sadise. Et ce parti pris est assurément problématique, car son cercle d’afficionados va s’en trouver réduit à ceux qui prennent d’habitude plaisir sous les coups de fouets. A la longue, j’ai eu l’impression qu’il n’aimait pas réellement son Georges, qu’il avait des comptes à lui rendre (ne connaissant pas personnellement l’auteur je ne me hasarderais pas à esquisser une explication d’ordre psychanalytique mais je lui conseille d’y penser). Or, à travers le mécanisme d’identification qu’il met, brillamment, en place, c’est nous qu’il n’aime pas.
Ce roman a le mérite (et le talent, ne le nions pas) de nous plonger dans une guerre à la fois connue et méconnue. Le Liban des années 80 comme vous ne l’aviez pas (complètement) imaginé. Les personnages secondaires qui se produisent sur ce théâtre de violence sont d’ailleurs très forts. Cependant, j’ai beaucoup moins adhéré à une mise en abyme parfois artificielle. Certes, le cœur du mécanisme romanesque, faire jouer Antigone par des représentants des différentes parties du conflit, est puissant. Toutefois, la mise en exergue de tous les rouages (notamment des prémisses du projet et du pilotage à distance par le héro grec) est un peu tirée par les cheveux et sape régulièrement les effets romanesques. Tout à coup on se retrouve nous, Pierre ou Jacques, à se demander ce qu’on fait dans ce club SM un peu too much, où le patron ne sait pas s’il veut nous séduire, nous ouvrir les yeux sur une réalité sordide ou nous casser la tronche.
Heureux les fans de hurling, heureux les amateurs de Guiness. Bref, heureux les roux : Ce livre se passe en Irlande, une Irlande de sang, de misère, de tourbe et de poings fermés, sans aucun passage de rugby. Et c’est à souligner, éirinn go Bràch !
Premier constat : Grasset est donc capable de publier de bons livres. Ce dernier raconte l’IRA et la guerre civile dans les yeux d’un de ses combattants, et pas n’importe lequel, Tyrone Meehan : Un vétéran-héros, des années de tôles anglaises, de méfiance, de torture, de combats, … et de traîtrise. Sorj Chalandon sait de qui il parle : le traître était plus qu’un ami, il était son père d’Irlande. Car cet homme a existé. Et il est mort le 5 avril 2007, à plus de 82 ans, par trois coups de fusils de chasse. Le mildiou et la rancœur sont tenaces là-bas.
Après « Mon traître », publié en 2008 et qui racontait le même traumatisme sur un mode plus personnel, l’auteur revient
Là-bas, à Killybegs, on sait tout le prix du silence.
avec un projet qui semble plus mature : Celui de comprendre et de faire comprendre le lent glissement vers la traîtrise, la bascule en un soir, ou comment un héros accepte l’impensable.
L’écriture de Sorj Chalandon est maîtrisée, avec une clarté de journaliste renforcée par quelques figures de style qui font mouche. Parfois, on « heurte les regards », les images et les comparaisons saisissent, mais la plupart du temps c’est par le rythme de la phrase que s’imprime le balancement d’un récit que l’on suit avec facilité et plaisir. C’est d’ailleurs un peu dommage, car les trop rares moments d’écriture formelle sont réussis comme ce passage de poésie en prose :
« J’ai été réveillé par une explosion de nuit, un fracas de mémoire. Ces remords en cahots qui déchirent les rêves. Je suis rentré. J’ai ouvert la bouteille de Vodka. Coule, coule, coule. Voilà, comme ça. (…) J’ai ouvert les rideaux, la fenêtre en grand. Je voulais qu’on me voie du milieu de la nuit. Dans quelques heures il y aurait une clarté blanche à l’horizon. Les premiers oiseaux, la lumière qui pardonne. Encore un nouveau jour et je serais vivant. »
Le jury a lu tout le livre déguisé pour une expérience accrue
Le style a pour autant le mérite de rendre crédible la langue d’un vétéran de l’IRA, sûrement plus à l’aise avec les poings que les alexandrins. La construction du livre est plus remarquable et permet à l’auteur d’atteindre son but : imaginer le lent poison du silence, et le basculement vers la traîtrise. On apprend beaucoup sur l’Irlande, mais toujours sur le mode caméra embarquée, manié avec intelligence. Vue subjective donc, qui passe sous silence des épisodes peu glorieux de l’IRA (rackett, erreur de « justice ») mais c’est là un mal nécessaire. Un mal que l’on peut toutefois reprocher, car que vient-on lire ? Un témoignage ? Une biographie ? Un récit objectif ? Une fresque ? Quand on a l’impression que l’auteur recherche lui autre chose… Une psychanalyse ? Une explication ? Une défense ? Un don de mots posthume ? Un dernier adieu ? Un objectif difficile jusque dans les pages où le héros-narrateur parle de sa relation avec l’auteur, jeu de miroir touchant et de bonne foi mais bien casse-gueule, avouons-le. Car c’est autant Tyrone Meehan que Sorj Chalandon qui sont de retour à Killybegs, et l’écrivain s’inscrit dans ce récit à de multiples niveaux.
Si « poser une bombe, c’est poser une question » comme le dit un ami du héros expert en explosif, ce livre aura au moins le mérite d’apporter une partie de la réponse avec talent.
Les poilus parlent aux poilus