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Le maréchal absolu, de Pierre Jourde

1 Nov

Moustache absolue

Gallimard (nrf) 

Lu par Gaël

La grand’ œuvre, écrit petit

De face, le livre est moins impressionnant

Attention, livre à superlatif : mastodonte, énorme, colossal, n’en jetez plus. C’est d’ailleurs sans doute « hénaurme » qui conviendrait le mieux, car il y a indubitablement du Ubu chez ce maréchal. Livre malheureusement passé trop discrètement dans une rentrée littéraire qui filtre les romans au moins autant à l’aune de leur volume que du talent qui les habite : le désormais classique Flammarion-250-pages est un standard indépassable.

Car l’objet est impressionnant : plus de 750 pages. Grandes. En petit caractère.

Et même, dans le détail : il y a beaucoup de mots. Un certain nombre font plus de quatre syllabes. Ils sont fréquemment inventés.

Tout cela fait peur.

C’est qu’au-delà de cette approche strictement volumétrique, il s’agit du grand œuvre de Pierre Jourde, qui se décrit lui-même comme « polygraphe » et y a travaillé pendant plus de 15 ans. Il y avait de quoi trembler et pourtant, c’est exceptionnel.

Absolu, nous voilà ! Devant toi, le sauveur…

Le livre traite de l’histoire, et de la fin, du dictateur imaginaire d’un pays imaginaire, quelque part entre république bananière et autocratie du sud-est asiatique. On ne saura jamais où on se trouve, et c’est très bien ainsi car c’est un des grands charmes du livre : l’invention d’une géographie dense, à la fois totalement imaginaire, cohérente et poétique. Novarina qui rejoindrait Le dessous des cartes sous acide. Il faut lire le chapitre 8, qui décrit l’invasion du monde par une armée de loqueteux, composée en grande partie de papous en « jaquette réglementaire », et qui se termine en guerre de tranchées pour la conquête d’un palier d’immeuble dans la banlieue de Minsk : chef d’œuvre tactico-burlesque, après lequel on se demande encore comment on peut penser à livrer une campagne militaire.

Le Maréchal et son double

Absolument Maréchal

Evidemment, ce dictateur est un prétexte : à déployer une langue qui exploite les moindres méandres du dictionnaire, mais avec élégance plutôt que cuistrerie. Chaque mot, même le plus précieux, même le plus superlatif, même le dernier adjectif d’une énumération de douze, tombe à sa place. Un prétexte à mettre en œuvre un humour ravageur et souvent sombre. Un prétexte à mettre en scène le pouvoir, dans toute son absurdité, sa paranoïa, son renversement des valeurs (le pouvoir, pour quoi ? pour le pouvoir) au point que le dictateur en finit par disparaître pour protéger son pouvoir. Sont également traités les thèmes de la littérature et la place que tiennent nécessairement l’imagination et le mensonge dans la société des hommes : le livre est un gigantesque jeu de miroir entre personnage, sosies, narrateur, … Vertigineux même si on se dit souvent qu’on passe à côté, faute d’intelligence et de temps pour décortiquer tout cela comme il le mériterait.

Alors évidemment, ça change de Mimi Cracra. Mais il faut l’avoir lu. Au moins, l’avoir dans sa bibliothèque : vous finirez nécessairement par vous dire « tant qu’à faire d’avoir ce truc qui occupe la moitié de mon salon, autant y jeter un œil. » Et là, il sera trop tard !

Vous êtes exactement à un clic de retrouver Pierre Jourde dans l’entretien qu’il avait accordé l’an dernier au prix virilo.

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Bacchantes de dictateur

 Lu par Philippe

BAM !

Sous-lieutenant relatif

Bruit mat et définitif. Paye tes 800 pages à lire en finale du Prix Virilo. En une semaine. Alors qu’il te reste cinq autres livres. Merci Gaël. Un peu plus et je pensais que Claire allait proposer au vote du jury  Dans les plis sinueux… pour se venger. Je vais être franc : Pas eu le temps. Survol de passage en se promettant d’y revenir, occultation de chapitres entiers, lecture diagonale, bref un massacre. Mais il eût été encore plus coupable de passer sous silence ce livre monstrueux.

Un livre qui estomaque

Dans sa vie de critique, Jourde a boxé la littérature sans estomac. BAM. Avec ce volume, il a décidé d’enfoncer le vôtre. Comme un uppercut version nrf. BAM. Le meilleur rapport poids/prix/qualité de la rentrée, ma bonne dame. Ne serait-ce que par ses dimensions, le pavé est utile (cale-porte, arme contondante, se la péter dans le métro). Cette somme au thème unique (le pouvoir) ravira tous les sciences po, qui reconnaîtront sculptés dans l’Idéal d’une narration fluide les concepts aimés de la servitude volontaire, de la déréalisation du pouvoir et autres chaînes de soupçons. Perdus dans les sosies du dictateur, nous assistons à un récit formidable où le Maréchal semble une bête de Frankenstein en uniforme, empruntant autant à Saddam qu’à Pinochet, en passant par Staline et l’Amiral Général Aladeen. Mais ce n’est pas tout. Car les narrateurs « Maréchal » sont nombreux car nombreux sont les sosies, et les représentations se floutent, les complots s’enchevêtrent.  Comme toutes les grandes œuvres (et cette année, il y en a plusieurs) ce livre interroge son art, la littérature, l’art de raconter. BAM.

À l’ombre des dictatures en fleurs

Un juré déguisé en maréchal danse de joie après avoir lu le livre

Là où le livre surprend, là où le maréchal conquiert notre lecteur, c’est dans l’anschluss de non-sens et d’humour. Plus qu’ailleurs le thème s’y prête, avec ceci d’horrible : les emballements ineptes d’une logique, nous les reconnaissons, hélas. Corée du Nord ! Amin Dada, c’est toi ? Ce va-et-vient entre ridicule et horreur donne tout son charme au récit. C’est heureux car un certain manque « d’histoire » (au profit de l’Histoire) pourra fatiguer le lecteur parfois.

Prend-on plaisir ? Soyons clair : une lecture trop rapide ou superficielle vous fera détester ce livre comme celui de Chevillard. Mais déjà vous retombez sur un passage formidable (l’industrialisation des sosies, la vie d’un couple d’agents dormants, les week-ends organisés pour les cadres du parti…). BAM. Interrogé par les langues au cordeau de Jourde, vous ne lâchez plus le livre pour mieux être pris dans les rets de ce jeu de pouvoir et d’existence. BAM. Ce livre vous dépasse. BAM. Au sol, vous comprenez qu’il se décantera en vous comme un grand cru. Vous entendez le décompte, la tête perdue dans des moustaches qui tournent autour de vous. Il y en a cinq, comme cette note finale. KO.

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