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A l’origine notre père obscur, de Kaoutar Harchi

31 Oct
Moustache ah?

Moustaches obscures

Actes sud

Lu par Philippe

Du domaine de la servitude volontaire

belle couv'

belle couv’

Vous aviez aimé « Du domaine des murmures » (comme nous) ? Vous allez adorer « à l’origine… » : On emmure encore sec dans ce livre là ! Une fillette et sa maman vivent recluses car « co-répudiées » dans une sorte de gynécée. De gynécée très glauque, disons, car ça a beau être oriental, on est loin des splendeurs musquées aux cents voiles que garderaient d’impassibles eunuques. Ici, les femmes sont les victimes et les gardiennes de leur prison sociale. Elles attendent la cause de leur syndrome de Stockholm (leurs maris) comme d’autres attendent Godo, mais en dépérissant plus. La fille, seule enfant de notre secret story triste, va évoluer parmi cette compagnie dysfonctionnelle jusqu’à retourner chez son papa, dans une famille pas très équilibrée elle non plus.

Xena, Warrior Princess

Je vous vois venir avec vos vieux topoï. Qui dit « femmes qui vivent ensemble » dit souvent « femmes qui couchent ensemble », hein ? C’est l’effet Xena la Guerrière, encore appelé « Effet Canary Bay ouh ouh » (cf. Indochine). De ce point de vue, le livre déçoit. Peu de saphisme, mais de la promiscuité des corps, des rapports maternels frustrés suintant la femme sans amour. Jusqu’où vont ces caresses qui sifflent sur la tête de la jeune fille, comme des vampires suceraient de ce corps la jeunesse et l’espoir ? Dans la famille, c’est pas mieux. Comme Xéna, il va falloir se libérer de la répudiation pour devenir… Libéréééée, délivréééée. Mais comme je me suis donné du mal à faire une comparaison avec Xéna, tout de suite, mise en image du livre par un des jurés. De rien.

Tragédie (la forme narrative, pas le groupe de musique)

Kaoutar. Harchi. Certain noms semblent donnés pour être portés par des écrivains. On nous dit qu’elle est ethnologue. Cela se lit : on est dans le mythe universel, dans la tragédie avec son choeur de pleureuses. Ce livre vous emmène avec brio dans ce que l’amour frustré à d’éternel. Son style est rêche et mystique, orné et limpide. On voit les ongles qui grattent les croûtes et pourtant on a l’impression d’être dans Andromaque. On notera avec appréhension la grosse option casse-gueule, le style indirect libre dans ta tête. Hachée. Phrase courte. Phrase courte et répétée. Phrase courte et répétée pour. Mimer la pensée syncopée et emmurée. Ce style qui d’habitude signe les mauvais livres prétentieux est

1- Bien tenu

2- Pas lourd à lire pour une fois

3- Digne d’intérêt pour la narration

Ce devrait être suffisant pour que vous vous plongiez dans cet excellent ouvrage de la rentrée littéraire.

Bonne lecture à tous et à toutes

Bonne lecture à tous et à toutes

Le sermon sur la chute de Rome, de J. Ferrari

28 Sep

Actes Sud

Lu par Gaël

Moustache-fatum

Une tragédie corse (et donc reposante)

Livre poilu

Jérôme Ferrari nous raconte l’histoire de deux jeunes hommes, Matthieu et Libero, qui décident de reprendre la gestion du bar d’un petit village corse, auquel leur enfance les lie. Il nous raconte surtout l’histoire d’une chute, non pas celle de Rome, mais celle d’un projet mal ficelé, aveugle à la violence et à la rancœur dont est faite la trame des jours et qui se terminera nécessairement en drame après avoir commencé dans l’insouciance, les douces soirées d’été, le sexe facile. Projet voué à la ruine, parce qu’il prend place en Corse, terre intrinsèquement dramatique, théâtre de poche où se sont accumulées les haines et les remords. Mais surtout parce que cela semble être le credo de Jérôme Ferrari : comme l’Antigone d’Anouilh, il pense que « c’est reposant, la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir ».

C’est là que le parallèle avec le sermon de Saint Augustin prend son sens : les mondes, et le bar corse en est un, sont condamnés à choir, proférait l’évêque d’Hippone il y a plus de 1000 ans. Jérôme Ferrari s’amuse à tisser le passé des personnages avec Saint Augustin et avec l’Algérie où il a vécu, et à tisser sa langue – riche, ample, dont les phrases se déploient avant de s’effondrer en de brutales conclusions – de l’univers mental apocalyptique des premiers Chrétiens. Malgré le décalage des sujets, chute d’un empire millénaire versus fermeture d’un petit bar de montagne, la greffe prend très bien. On pouvait craindre la prétention à rapprocher ainsi grande et petite histoire, métaphysique et récit d’apprentissage, mais il n’en est rien, au contraire : l’ampleur du verbe rend compte de l’importance de l’expérience que vit Matthieu.

Vers une chronique des chiffes molles

Car malgré la symétrie apparente entre les deux amis, c’est bien lui le héros. L’histoire de sa famille est longuement développée, et au moins autant que de son projet avorté, le livre traite de son immaturité émotionnelle, de son isolement, incapable qu’il est de comprendre ce que tentent de lui dire ses proches et se réfugiant dans de fugaces amitiés de vacances. Intrinsèquement, Matthieu est un faible et c’est ce qui semble intéresser Ferrari : comment une mauviette traverse-t-elle l’histoire ? Comment se construit-elle l’impression d’être dominée par le destin, alors qu’elle n’a pas même cherché à le reconnaître, sans parler de l’affronter ? Car finalement, ce n’est pas pour son échec, pour la douleur qu’il aura semée, qu’on méprise Matthieu. Il n’y est pas pour grand-chose et l’ironie du roman est que le désastre ne vient d’aucun des nombreux avertissements semés au fur et à mesure ; il vient du destin, du collapsusprogrammé des mondes.

Les jurés ayant apprécié le livre doivent s’asseoir sur une seule chaise.

Mais en tant qu’homme, il s’est laissé balloter sans réagir. Le parallèle est évident avec les ancêtres de Matthieu, l’un, vieux gaulliste passé à l’OAS, déjà rencontré dans les précédents romans de Ferrari, l’autre, ancien administrateur de la France coloniale aux espoirs brisés. Dans la grande comme la petite histoire, l’homme doit toujours choisir la manière dont il échoue, si possible avec intégrité, et il n’a que ce choix. Un choix viril, s’il en fût.

On peut largement ne pas partager les partis-pris de ce soubassement tragique et métaphysique. La force de Jérôme Ferrari est de parvenir à y faire tenir d’aplomb un roman d’apprentissage subtil.

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Mousse tache

Lu par Anne

« Jéjé », lui dirais-je, si je tenais Jérôme Ferrari en face de moi (ou si je le serrais dans un coin, soyons 21e siècle). « Jéjé, tu es comme tu es, mais j’accepte de t’épouser. Car en plus d’un homme à la pilosité fort décente, tu es un grand écrivain. Partons ensemble vivre dans ton village en Corse, tu écriras des livres formidables pendant que je garderai les chèvres. »

Et ils partirent dans une Phantom II, on the road

Ce monologue passionné et, qu’on se rassure, totalement fantasmé ne m’est pourtant pas venu immédiatement à la lecture du Sermon sur la Chute de Rome. En effet, je dois confesser avoir d’abord ressenti une certaine déception. Le fait de vouloir illustrer par un exemple contemporain la vacuité du monde décrite par saint Augustin dans le sermon éponyme m’a semblé un peu factice, voire un poil cuistre. La déréliction annoncée m’avait laissée un arrière-goût de facilité, le sentiment que Jéjé, pardon, Jérôme Ferrari reniait sa capacité formidable à dépeindre le monde en nuances de gris, qui faisait de Où j’ai laissé mon âme un vrai livre intemporel avec de vrais morceaux de condition humaine dedans.

Mais si l’objet de ce nouveau roman me touche moins que celle de son précédent, Jéjé reste un magicien de la langue, qui halète ses phrases, les fait vivre par son sens du rythme, se joue d’elles comme un jongleur surdoué. Là où la plupart des auteurs français semblent craindre la métaphore, la période ample et l’hyperbole, Ferrari les manie avec un art consommé. Et le lecteur époustouflé de s’écrier : Ferrari, c’est vraiment la Rolls de la littérature française !!! (Savourez bien ce calembour douteux car je crains qu’avec lui ne s’envolent mes chances de convoler… )

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