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A l’origine notre père obscur, de Kaoutar Harchi

31 Oct
Moustache ah?

Moustaches obscures

Actes sud

Lu par Philippe

Du domaine de la servitude volontaire

belle couv'

belle couv’

Vous aviez aimé « Du domaine des murmures » (comme nous) ? Vous allez adorer « à l’origine… » : On emmure encore sec dans ce livre là ! Une fillette et sa maman vivent recluses car « co-répudiées » dans une sorte de gynécée. De gynécée très glauque, disons, car ça a beau être oriental, on est loin des splendeurs musquées aux cents voiles que garderaient d’impassibles eunuques. Ici, les femmes sont les victimes et les gardiennes de leur prison sociale. Elles attendent la cause de leur syndrome de Stockholm (leurs maris) comme d’autres attendent Godo, mais en dépérissant plus. La fille, seule enfant de notre secret story triste, va évoluer parmi cette compagnie dysfonctionnelle jusqu’à retourner chez son papa, dans une famille pas très équilibrée elle non plus.

Xena, Warrior Princess

Je vous vois venir avec vos vieux topoï. Qui dit « femmes qui vivent ensemble » dit souvent « femmes qui couchent ensemble », hein ? C’est l’effet Xena la Guerrière, encore appelé « Effet Canary Bay ouh ouh » (cf. Indochine). De ce point de vue, le livre déçoit. Peu de saphisme, mais de la promiscuité des corps, des rapports maternels frustrés suintant la femme sans amour. Jusqu’où vont ces caresses qui sifflent sur la tête de la jeune fille, comme des vampires suceraient de ce corps la jeunesse et l’espoir ? Dans la famille, c’est pas mieux. Comme Xéna, il va falloir se libérer de la répudiation pour devenir… Libéréééée, délivréééée. Mais comme je me suis donné du mal à faire une comparaison avec Xéna, tout de suite, mise en image du livre par un des jurés. De rien.

Tragédie (la forme narrative, pas le groupe de musique)

Kaoutar. Harchi. Certain noms semblent donnés pour être portés par des écrivains. On nous dit qu’elle est ethnologue. Cela se lit : on est dans le mythe universel, dans la tragédie avec son choeur de pleureuses. Ce livre vous emmène avec brio dans ce que l’amour frustré à d’éternel. Son style est rêche et mystique, orné et limpide. On voit les ongles qui grattent les croûtes et pourtant on a l’impression d’être dans Andromaque. On notera avec appréhension la grosse option casse-gueule, le style indirect libre dans ta tête. Hachée. Phrase courte. Phrase courte et répétée. Phrase courte et répétée pour. Mimer la pensée syncopée et emmurée. Ce style qui d’habitude signe les mauvais livres prétentieux est

1- Bien tenu

2- Pas lourd à lire pour une fois

3- Digne d’intérêt pour la narration

Ce devrait être suffisant pour que vous vous plongiez dans cet excellent ouvrage de la rentrée littéraire.

Bonne lecture à tous et à toutes

Bonne lecture à tous et à toutes

Kinderzimmer, de Valentine Goby

1 Nov
Kinderschnurrbart

Kinderschnurrbart

Actes Sud

Lu par Gaël

A chaque rentrée littéraire, ses nazis !

Kinderzimmer

Non, ce n’est pas une publicité pour arrêter de fumer. C’est une publicité contre le nazisme.

Comme on n’avait pas de roman sur le guerre d’Algérie, autre thème obligé des rentrées littéraires françaises, il nous fallait une histoire de nazis dans les finalistes du Prix Virilo 2013, et ce fut Kinderzimmer. En première approche, le pitch en rajoute un peu dans le sordide : Mila, musicienne professionnelle et résistante française dont la tâche clandestine consiste à coder des messages de la résistance dans des partitions, est déportée à Ravensbrück à l’automne 1943. Comme ce n’était pas assez sordide, elle arrive enceinte de quelques jours, puisqu’elle a fait l’amour avec un anglais inconnu qu’elle a abrité la veille de son arrestation. La scène, qui serait éligible au Prix Trop Virilo si le reste du roman n’était pas de qualité, est d’ailleurs quelque peu gratuitement romanesque. Le roman raconte son internement, comment elle dissimule sa grossesse (qui lui vaudrait la mort immédiate si les SS la découvraient), comment elle accouche finalement et vit les premiers mois de son fils dans l’enfer concentrationnaire. Sujet un peu lourd, qui est un peu au roman de camp (genre officiellement reconnu par votre jury) ce que la forêt noire est à la pâtisserie.

L’espèce humaine conjuguée au féminin

Le roman a d’indéniables qualités (sinon, pourquoi un jury si éclairé l’aurait-il intégré au palmarès ?). Inspiré de faits réels, il éclaire un des aspects les plus sordides d’un fait historique qui en a sa part. Il est aussi très beau par la manière dont il décrit les solidarités féminines, ténues et précieuses, au milieu d’un genre qui s’appuie trop souvent sur un très irréaliste héroïsme masculin. La question de l’apparition de la vie dans un camp de la mort interroge au plus profond : Mila passe l’essentiel de sa grossesse, non pas à attendre le miracle de la naissance, mais à la nier, à la fois parce que rien dans son apparence et son comportement ne doit laisser deviner son état, à la fois parce qu’elle n’est finalement à aucun moment certaine d’être enceinte (elle ne prend évidemment pas de poids, et l’aménorrhée était quasiment généralisée parmi les femmes déportées), et surtout parce qu’elle pense que cette naissance sera immédiatement suivie de la mort, non seulement de son enfant mais également de la sienne. Elle découvre tardivement que le camp, entre autres absurdités, comporte une nurserie, la Kinderzimmer du titre. Îlot plus que précaire de vie, dont la deuxième moitié du roman explore le fonctionnement et les aléas.

L’écriture et la vie ?

Chaplin dictateur

Il n’y a pas que les bébés, dans la vie. C’était aussi une époque capillairement créative.

J’ai pourtant été assez gêné par ce livre. Le sujet recèle sa part d’originalité, certainement. Mais je trouve très dur d’écrire encore quelque chose de neuf sur la souffrance et l’héroïsme quotidiens, sur la faim et la mort dans les camps, quand tant a déjà été dit par les survivants eux-mêmes. La difficulté est que l’auteure semble elle-même empêtrée dans la violence de son sujet ; le thème de l’enfantement, originalité du roman mais horreur parmi les horreurs, doit être abordé frontalement et l’écriture s’y heurte. Les descriptions lyriques des paysages du Mecklembourg enneigé, les accès de tendresse pour les colonnes de prisonniers masculins, le bréviaire répété des horreurs que la narratrice se doit d’emporter dans l’après guerre pour témoigner, le ton romanesque qui imprègne cette histoire sont de trop, comme s’il fallait ménager des respirations.

Le Quatrième Mur, de Sorj Chalandon

15 Oct
Bacchante tremblante

La Cinquième Bacchante

Grasset

Lu par Philippe

Un projet casse-gueule

De Sorj Chalandon, on avait pu apprécier l’excellent Retour à Kyllibegs. Voici un nouveau roman mêlant expérience de grand reporter et fiction :

Titre alternatif : "Un plan galère et sans perd diem"

Titre alternatif : « Un plan galère et sans perd diem »

Georges est un jeune homme de théâtre soixante-huitard, communiste et activiste. Il se forge une amitié forte dans ses années de fac (70ies) avec un metteur en scène grec, juif, exilé et révolutionnaire, Samuel Akounis. Le temps les éloigne un peu. Ce grand frère, ce mentor, cette conscience dans la nuit, ce MacGuffin de Samuel décide de monter Antigone d’Anouilh dans le Liban déjà sanglant du début des années 80. Il cherche à convaincre un membre de chaque communauté (chiite, palestinien, sunnite, maronite, druze, lefèbvriste etc.) de participer à ce qui pourrait être une parenthèse sacrée, celle de la force du théâtre au cœur du No Man’s Land. Hélas, Samuel tombe malade et charge Georges de poursuivre son rêve, digne d’une certaine mission d’OSS 117. Déjà, la semaine s’annonce galère pour Georges.

Pour qui sont ces bombes au phosphore qui sifflent sur vos têtes ?

Un mur bien viril

Un quatrième mur bien viril

Le roman est savamment construit. Il s’ouvre parfaitement sur un coup de poing dur comme le fracas d’un obus : nous sommes prévenus, tout ne se déroule pas selon le plan. Il enchaîne longuement mais sans lourdeur sur l’amitié passée entre Georges et Samuel, leur communauté de combat et de philosophie… On en vient à comprendre le choix tragique du héros qui accepte tragiquement de monter une tragédie dans une tragique guerre civile. Ce qui fait beaucoup trop de fois le mot « tragique » pour que ça se termine bien.

La guerre du Liban n’aura pas lieu

Car oui, c’est bien la-bonne-idée-obligatoire d’une mise en abîme de la pièce d’Anouilh que nous avons là. Le texte (magnifique, à relire) d’Anouilh entre en écho avec la construction subtile du roman de Chalandon qui vibre à l’unisson du fatum d’une guerre dégueulasse. Et le lecteur reste rivé, sans catharsis possible, à la machine infernale. Les hommes font des plans, veulent illuminer la guerre d’une étoile filante de paix, et les dieux rient. La guerre est bien la ruine qui sert de scène à une admirable pièce de fureur et de paix.

La langue est parfaite, d’une plume sûre traçant les volutes d’émotion avec justesse, même si, comme pour le précédent roman, on regrettera un style peut-être trop moderato. Les quelques envolées stylistiques sont placées à endroits choisis et sont d’une puissance remarquable.

Gon-court vole, et nous venge

Un juré à la lecture du livre

Un juré à la lecture du livre

Il est en lice pour le prix Goncourt, ce qui prouverait que les caciques peuvent, par loi statistique, tomber juste parfois. Alors bien sûr, on pourra critiquer l’intention, la victoire facile de l’écrivain : il est aisé d’être marquant en romançant un acte magnifique en pleine guerre, en décrivant les horreurs des corps suppliciés et de l’espoir anéanti. Au contraire des sujets anodins comme les fades vies parisiennes qui forment les tombereaux de livres à ingurgiter pour le jury dans cette rentrée littéraire. Notons tout de même le tour de force qui consiste à traiter complètement son sujet sans sortir de piste, surtout avec une matière littéraire aussi explosive qu’une bombe artisanale dans la bande de Gaza. Un exercice difficile dans lequel Sorj Chalandon est passé maître.

Hercule Savinien de Cyrano de Beyrouth

Et c’est par là qu’il récolte de méritées 5 moustaches :  il ressort une formidable humanité de ce bouquin, mais rien de piou-piou, de facile. Les dieux rient… Soit. Sorj, lui, écrit, sans trop juger les parties, en empathie et intelligence. Celui qui croyait aux combats dépeint la défaite avec la douceur de l’homme résigné, avec son entêtement aussi. Car la lutte pour une pièce de théâtre est inutile, mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès. Non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile. A ce titre, un superbe roman qui donne à voir, qui rend moins bête et qui élève sans compromission du projet d’écriture, sans gommer toute l’aigreur de la guerre et l’amertume de la vie.

« Demander à Créon, acteur chrétien, de condamner à mort Antigone, actrice palestinienne. Proposer à un chiite d’être le page d’un maronite. Tout cela n’avait aucun sens. (…) La guerre était folie ? Sam disait que la paix devait l’être aussi. Il fallait justement proposer l’inconcevable. Monter Antigone sur une ligne de feu allait prendre les combats de court. Ce serait tellement beau que les fusils se baisseraient.

– Pour une heure, a ricané Aurore.

Elle était assise. Je me suis accroupi entre ses genoux.

– Une heure de paix ? Et tu voudrais que nous rations ça ? »

                                                                                                                                         

Toupet pancolisé

Duvet tragique

Lu par Marine

Fair-play, la primeur de la critique du Quatrième mur a été laissée à son plus fervent défenseur au sein de notre jury. Vous vous en doutez, sa fougue n’est pas forcément partagée.

Des lecteurs prêts pour la castagne

La force de ce roman est indéniablement sa capacité à faire entrer le lecteur dans la peau, malmenée, de Georges, apprenti militant d’extrême-gauche et apprenti metteur en scène. Le temps de la lecture, vous êtes Georges. Vous êtes cet exalté un peu attachant, très imparfait voire solidement caricatural. Vous êtes un fondu de la cause palestinienne volontiers porté sur la castagne (vous y avez même laissé un genou et une partie de votre moralité). Vous êtes béat d’admiration devant un authentique héro grec (parce que, quand même, vous vous rendez compte par moment que casser du pro-Giscard ce n’est pas exactement la même chose que d’affronter les blindés des colonels). Accessoirement vous êtes un jeune papa, encore une fois prêt à casser la tête de celui qui menacerait votre descendance. Bref, vous avez envie d’en découdre, quel qu’en soit le prétexte.

Des lecteurs prêts pour le fouet

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Jurée fouettée par l’auteur

Mais voilà (celle-là on l’attendait), Sorj Chalandon malmène tellement son personnage que c’est bien nous, lecteurs, qu’il sadise. Et ce parti pris est assurément problématique, car son cercle d’afficionados va s’en trouver réduit à ceux qui prennent d’habitude plaisir sous les coups de fouets. A la longue, j’ai eu l’impression qu’il n’aimait pas réellement son Georges, qu’il avait des comptes à lui rendre (ne connaissant pas personnellement l’auteur je ne me hasarderais pas à esquisser une explication d’ordre psychanalytique mais je lui conseille d’y penser). Or, à travers le mécanisme d’identification qu’il met, brillamment, en place, c’est nous qu’il n’aime pas.

Ce roman a le mérite (et le talent, ne le nions pas) de nous plonger dans une guerre à la fois connue et méconnue. Le Liban des années 80 comme vous ne l’aviez pas (complètement) imaginé. Les personnages secondaires qui se produisent sur ce théâtre de violence sont d’ailleurs très forts. Cependant, j’ai beaucoup moins adhéré à une mise en abyme parfois artificielle. Certes, le cœur du mécanisme romanesque, faire jouer Antigone par des représentants des différentes parties du conflit, est puissant. Toutefois, la mise en exergue de tous les rouages (notamment des prémisses du projet et du pilotage à distance par le héro grec) est un peu tirée par les cheveux et sape régulièrement les effets romanesques. Tout à coup on se retrouve nous, Pierre ou Jacques, à se demander ce qu’on fait dans ce club SM un peu too much, où le patron ne sait pas s’il veut nous séduire, nous ouvrir les yeux sur une réalité sordide ou nous casser la tronche.

Le maréchal absolu, de Pierre Jourde

1 Nov

Moustache absolue

Gallimard (nrf) 

Lu par Gaël

La grand’ œuvre, écrit petit

De face, le livre est moins impressionnant

Attention, livre à superlatif : mastodonte, énorme, colossal, n’en jetez plus. C’est d’ailleurs sans doute « hénaurme » qui conviendrait le mieux, car il y a indubitablement du Ubu chez ce maréchal. Livre malheureusement passé trop discrètement dans une rentrée littéraire qui filtre les romans au moins autant à l’aune de leur volume que du talent qui les habite : le désormais classique Flammarion-250-pages est un standard indépassable.

Car l’objet est impressionnant : plus de 750 pages. Grandes. En petit caractère.

Et même, dans le détail : il y a beaucoup de mots. Un certain nombre font plus de quatre syllabes. Ils sont fréquemment inventés.

Tout cela fait peur.

C’est qu’au-delà de cette approche strictement volumétrique, il s’agit du grand œuvre de Pierre Jourde, qui se décrit lui-même comme « polygraphe » et y a travaillé pendant plus de 15 ans. Il y avait de quoi trembler et pourtant, c’est exceptionnel.

Absolu, nous voilà ! Devant toi, le sauveur…

Le livre traite de l’histoire, et de la fin, du dictateur imaginaire d’un pays imaginaire, quelque part entre république bananière et autocratie du sud-est asiatique. On ne saura jamais où on se trouve, et c’est très bien ainsi car c’est un des grands charmes du livre : l’invention d’une géographie dense, à la fois totalement imaginaire, cohérente et poétique. Novarina qui rejoindrait Le dessous des cartes sous acide. Il faut lire le chapitre 8, qui décrit l’invasion du monde par une armée de loqueteux, composée en grande partie de papous en « jaquette réglementaire », et qui se termine en guerre de tranchées pour la conquête d’un palier d’immeuble dans la banlieue de Minsk : chef d’œuvre tactico-burlesque, après lequel on se demande encore comment on peut penser à livrer une campagne militaire.

Le Maréchal et son double

Absolument Maréchal

Evidemment, ce dictateur est un prétexte : à déployer une langue qui exploite les moindres méandres du dictionnaire, mais avec élégance plutôt que cuistrerie. Chaque mot, même le plus précieux, même le plus superlatif, même le dernier adjectif d’une énumération de douze, tombe à sa place. Un prétexte à mettre en œuvre un humour ravageur et souvent sombre. Un prétexte à mettre en scène le pouvoir, dans toute son absurdité, sa paranoïa, son renversement des valeurs (le pouvoir, pour quoi ? pour le pouvoir) au point que le dictateur en finit par disparaître pour protéger son pouvoir. Sont également traités les thèmes de la littérature et la place que tiennent nécessairement l’imagination et le mensonge dans la société des hommes : le livre est un gigantesque jeu de miroir entre personnage, sosies, narrateur, … Vertigineux même si on se dit souvent qu’on passe à côté, faute d’intelligence et de temps pour décortiquer tout cela comme il le mériterait.

Alors évidemment, ça change de Mimi Cracra. Mais il faut l’avoir lu. Au moins, l’avoir dans sa bibliothèque : vous finirez nécessairement par vous dire « tant qu’à faire d’avoir ce truc qui occupe la moitié de mon salon, autant y jeter un œil. » Et là, il sera trop tard !

Vous êtes exactement à un clic de retrouver Pierre Jourde dans l’entretien qu’il avait accordé l’an dernier au prix virilo.

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Bacchantes de dictateur

 Lu par Philippe

BAM !

Sous-lieutenant relatif

Bruit mat et définitif. Paye tes 800 pages à lire en finale du Prix Virilo. En une semaine. Alors qu’il te reste cinq autres livres. Merci Gaël. Un peu plus et je pensais que Claire allait proposer au vote du jury  Dans les plis sinueux… pour se venger. Je vais être franc : Pas eu le temps. Survol de passage en se promettant d’y revenir, occultation de chapitres entiers, lecture diagonale, bref un massacre. Mais il eût été encore plus coupable de passer sous silence ce livre monstrueux.

Un livre qui estomaque

Dans sa vie de critique, Jourde a boxé la littérature sans estomac. BAM. Avec ce volume, il a décidé d’enfoncer le vôtre. Comme un uppercut version nrf. BAM. Le meilleur rapport poids/prix/qualité de la rentrée, ma bonne dame. Ne serait-ce que par ses dimensions, le pavé est utile (cale-porte, arme contondante, se la péter dans le métro). Cette somme au thème unique (le pouvoir) ravira tous les sciences po, qui reconnaîtront sculptés dans l’Idéal d’une narration fluide les concepts aimés de la servitude volontaire, de la déréalisation du pouvoir et autres chaînes de soupçons. Perdus dans les sosies du dictateur, nous assistons à un récit formidable où le Maréchal semble une bête de Frankenstein en uniforme, empruntant autant à Saddam qu’à Pinochet, en passant par Staline et l’Amiral Général Aladeen. Mais ce n’est pas tout. Car les narrateurs « Maréchal » sont nombreux car nombreux sont les sosies, et les représentations se floutent, les complots s’enchevêtrent.  Comme toutes les grandes œuvres (et cette année, il y en a plusieurs) ce livre interroge son art, la littérature, l’art de raconter. BAM.

À l’ombre des dictatures en fleurs

Un juré déguisé en maréchal danse de joie après avoir lu le livre

Là où le livre surprend, là où le maréchal conquiert notre lecteur, c’est dans l’anschluss de non-sens et d’humour. Plus qu’ailleurs le thème s’y prête, avec ceci d’horrible : les emballements ineptes d’une logique, nous les reconnaissons, hélas. Corée du Nord ! Amin Dada, c’est toi ? Ce va-et-vient entre ridicule et horreur donne tout son charme au récit. C’est heureux car un certain manque « d’histoire » (au profit de l’Histoire) pourra fatiguer le lecteur parfois.

Prend-on plaisir ? Soyons clair : une lecture trop rapide ou superficielle vous fera détester ce livre comme celui de Chevillard. Mais déjà vous retombez sur un passage formidable (l’industrialisation des sosies, la vie d’un couple d’agents dormants, les week-ends organisés pour les cadres du parti…). BAM. Interrogé par les langues au cordeau de Jourde, vous ne lâchez plus le livre pour mieux être pris dans les rets de ce jeu de pouvoir et d’existence. BAM. Ce livre vous dépasse. BAM. Au sol, vous comprenez qu’il se décantera en vous comme un grand cru. Vous entendez le décompte, la tête perdue dans des moustaches qui tournent autour de vous. Il y en a cinq, comme cette note finale. KO.

Rencontre avec P.Jourde – Round 1

5 Oct

Pierre Jourde vs Prix Virilo : le clash – Round 1

Propos recueillis par Philippe, Marine et Stéphane

A votre gauche sur le ring (du café), le Prix Virilo, représenté par trois poids légers fourbes à l’esprit mauvais ; à votre droite, Pierre Jourde, boxeur émérite, critique littéraire, romancier et professeur de lettres à l’université de Valence. Combat en trois rounds entre deux conceptions de la littérature : l’une bonne, la nôtre. L’autre… Bah en fait c’est la même.

Premier round en forme de survol de paysage littéraire français contemporain. Jourde pousse dans les cordes Marc Levy et Foenkinos, jab, jab, et méchant uppercut au Goncourt.

Marc Levy : Naze depuis le milieu du XIXe siècle

Prix Virilo : Dans Confitures de culture, dans La littérature sans estomac, comme dans le Jourde et Naulleau, vous n’y allez pas tout le temps de main morte : Est-ce que la haine de l’imposture est la muse du critique ?

Pierre Jourde, garde haute.

Pierre Jourde, garde haute. La peur peut-être.

Pierre Jourde : Oooh, c’est bien formulé. En tout cas, c’est mon créneau. Ce ne sont pas forcément les « énormes bouses universellement reconnues comme telles » qui m’intéressent, plutôt les gens qui passent pour des valeurs auprès de critiques influents. Pour Marc Levy ou Gavalda, on a choisi de parler d’eux quand ils ont commencé à être légèrement intégrés : il y a eu des pages dans Lire sur Gavalda, disant que finalement c’était vachement bien, d’autres dans Le Monde sur Marc Levy, disant que finalement c’était pas si mal. Donc là je me suis dit hop, on peut y aller !

PV : Musso, Levy, Pancol – la sainte trinité – ne rencontrent pas tout le temps un succès critique mais sont des gloires de l’édition. N’a-t-on pas la littérature qu’on mérite ?

Marc Lévy, auteur de l'inoubliable phrase sur : "Une rue bordée de maisons". Jourde en rit encore.

PJ : Oui, et il faut faire avec. C’est pratiquement une constante depuis l’industrialisation de l’édition : depuis le milieu du XIXè siècle, il y a des Marc Levy. Son argument, c’est qu’il est celui par lequel il faut passer pour arriver aux grands écrivains. Certes, on est tous passés par des écrivains populaires. Seulement des écrivains populaires, il y en a des bons et des mauvais. Lui se place d’office dans la case « bon écrivain populaire », ce qu’il n’est pas, puisqu’il écrit comme un cochon d’une part, et d’autre part, parce que ses romans se résument vraiment à des situations de romans-photos. C’est pour ça que je crois à l’utilité de la critique : Beaucoup de gens m’ont dit « Marc Levy, c’est pas la peine, tout le monde sait que ce n’est pas un écrivain… » Eh bien non, il y a des millions de gens qui pensent que c’en est un. On me dit « vous méprisez les gens qui lisent Marc Levy ». C’est le contraire, c’est parce que je ne les méprise pas que je dois leur dire que Marc Levy, ce n’est pas bon.

PV : Certes, mais a-t-on les lecteurs aujourd’hui pour les grands écrivains ?

PJ : Oui, oui, on en a pas mal. Quand on pense qu’il y a 5 ou 6000 personnes qui achètent un livre de Chevillard… Mallarmé n’en vendait que 200 à l’époque.

Une Britney Spears qui murmure vaut mieux qu’une Darieussecq qui foenkinose

PV : Nous remettons chaque année un accessit, le Prix Pilon de la forêt qui pleure, pour le plus grand barouf médiatique autour d’une imposture. Cette année, vous en voyez un ?

PJ : Foenkinos pourrait entrer dans cette catégorie-là.

PV : Qu’est-ce qui selon vous caractérise Foenkinos ?

PJ : Il en fait des tonnes, il est dans la démonstration permanente de qu’est-ce-que-je-suis-rigolo. C’est insupportable.

PV : Il est pourtant pas très drôle…

Foenkinos, un auteur qui plaît aux cougars

PJ : Bah non, c’est ça qui est embêtant !  L’année dernière il est allé aux Etats-Unis pour représenter la littérature française avec Marie Darrieussecq et je ne sais qui encore… Les pauvres Américains : Avant c’était Robbe-Grillet, maintenant c’est Foenkinos et Darrieussecq… Darrieussecq, elle picore dans l’air du temps. C’est juste de l’eau tiède.

PV : Darrieussecq avait eu des problèmes de plagiat il y a quelques années, cette année c’est assez à la mode… Un avis là-dessus ?

PJ : La ligne de défense des plagiaires c’est l’intertextualité. Evidemment, on est imprégné de littérature, j’ai écrit des textes où il y a du Nerval, où je fais un clin d’œil à une phrase de Proust… Mais ce ne sont pas des paragraphes. Et encore moins des paragraphes entiers piqués à des auteurs difficilement repérables… Je crois que la limite est là.

PV : Quels sont les romans de la rentrée qui vous paraissent notables ?

PJ : Le ravissement de Britney Spears, c’est magnifique. Jean Rolin a un humour à froid comme ça, l’air de rien… C’est désopilant. Il greffe une histoire d’espionnage sur tout un portrait de cette faune d’Hollywood… Certes, l’intrigue est foutraque, mais j’aime bien ça. Surtout un type en poste à Murghab, dans le Haut-Badakhchan, pour surveiller la frontière du Tadjikistan. C’est grand je trouve… Vous vous souvenez ce film de, comment s’appelle-t-il…

PV : … (Silence angoissé de notre côté : défi culturel, saurons-nous le relever ?)

Pierre Jourde, une certaine vision de la rentrée littéraire (à moustache)

PJ : Sacha Baron Cohen, où il enlève Pamela Anderson dans un sac ?

PV : Borat ! (soulagement)

PJ : Oui, il y a un côté comme ça… il a vraiment un humour décalé, en même temps il fait un portrait de notre monde déréalisé…

La guerre, c’est mal… Surtout dans la rentrée littéraire

PV : Qu’est-ce que vous pensez des sempiternels thèmes de la rentrée : guerre d’Algérie, guerres mondiales, roman de deuil…

PJ : Ca fait un moment que ça dure, j’avoue que ça me fatigue un peu. C’est ce qui me retient dans la lecture de l’Art français de la guerre, je n’arrive pas tellement à avancer, c’est tellement attendu. Ce que j’aime bien chez Carole Martinez par exemple (ndlr : Du domaine des murmures), c’est qu’elle ose quelque chose de différent : Un roman médiéval, c’est ce qui peut donner de pire -ça aurait pu être Jeanne Bourin- eh non ! Elle réussit son truc, elle en fait quelque chose de surprenant. Il y a d’autres tendances qui se dessinent, notamment une tendance au roman loufoque, à la Pluyette, des gens comme ça, je trouve ça très bien.

Où les grands prix littéraires se prennent un bon crochet du droit

PV : Vous vous êtes réjoui publiquement de l’arrivée d’Eric Chevillard au Monde des livres. Avec lui, c’est une des premières fois qu’on lit une critique et qu’on rit franchement. Est-ce qu’il n’y a pas une sorte d’esprit de sérieux généralisé dans la façon dont les livres sont traités ? Et pourquoi ?

PJ : C’est accablant. Je crois que les critiques sont tétanisés, plein de l’importance de leur tâche et qu’ils ont la trouille de leur ombre. Ils sacralisent complètement le livre. Le truc des journalistes c’est de proclamer qu’ils ont très peu de place, donc qu’ils ne parlent que des bons livres. Mais c’est faux en fait, c’est dans l’articulation du bon et du mauvais que se dessine une valeur. Quand on ne dit que du bien, c’est rarement honnête. Mais c’est peut-être en train de changer… Par exemple le Nouvel Obs (ndlr : où PJ tient son blog), ils étaient beaucoup plus gourmés avant. Là ils envoient.

PV : Comment expliquez-vous ce changement ?

PJ : Je crois qu’il y a une nouvelle génération, qui ne gobe plus toutes les fariboles des vieux bonzes qui avaient 20 ans en 68. On ne la leur fait pas à l’intimidation progressiste. Ils veulent du concret. Beaucoup de gens de ma génération ont encore un regard très idéologique sur le livre. Vous voyiez ce que disait Catherine Millet sur la liste de Beigbeder (ndlr : Le dernier livre de Beigbeder est une liste de ses livres préférés)? Elle disait que c’était n’importe quoi et elle avait raison, mais elle sous-entendait qu’il y a des livres réacs, en soi. La nouvelle génération ne donne plus dans ces conneries. Sauf peut-être aux Inrocks, où ils ont bu ça à la tétine.

PV : Dans Pays perdu, vous écrivez que « le chien est un être humain comme les autres ». De même, les jurés du Goncourt sont-ils des critiques comme les autres ? Qu’est-ce qui fait qu’ils se trompent avec une telle constance ?

PJ : Mettons à part les renvois d’ascenseur, imaginons que ça n’existe pas. Je pense qu’il y a des critiques absolument sincères mais qui n’imagineraient pas fonctionner autrement, hors des valeurs établies, récompenser le livre dont tout le monde parle. C’est du conformisme intellectuel. Le Goncourt vole au secours du succès.

Si vous le branchez sur Marc Lévy, vous allez rire.

PV : Sur le web, quels sont les sites littéraires et critiques que vous consultez ?

PJ : Libres critiques. Un site sur la littérature de pointe. C’est très intéressant, on apprend plein de trucs. Avant j’aimais bien la vipère littéraire, mais il a cessé toute activité depuis qu’il a été dénoncé par Stalker. La vipère littéraire, c’était un très bon critique, qui officie à Chronic’Art. Je regarde Stalker aussi, bien qu’il m’énerve. C’est un blog de Juan Asensio, très érudit… Il se prend pour Léon Bloy. Il attaque des gens sur un ton apocalyptique. J’ai des rapports avec lui un peu… Disons que quand il s’en prend à des gens comme Haenel ou Meyronnis, je suis derrière lui, quand il s’en prend à Chevillard, beaucoup moins. Ça m’agace.

À suivre, le deuxième round, où seront abordées les valeurs crépusculaires de certaines œuvres (Chapsal, Angot, Super Picsou), la nuit de l’autofiction, avant l’aurore de Chevillard.

Vous pouvez également retrouver Pierre Jourde ici et dans son dernier livre « La présence », éditions Les Allusifs.

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