Editions de minuit
Lu par Philippe
Vaincu par le talent, noyé dans la béchamel
Chaque année, c’est le même petit pantomime. Je vais en librairie. Le libraire me dit Ah vous aimez Chevillard ? Moi j’accroche pas du tout… Vous verrez, cette année c’est encore pire, il parle de (Nisard/mec inconnu/grands singes/gratin de chou) pendant deux cents pages, moi je peux pas. Alors me vient le secret espoir que je pourrai vraiment critiquer un livre de ce mec. Oui, cette fois être sans pitié. Ni Dieu, ni maître, ni Chevillard.
Et puis voilà. Encore cinq moustaches, encore finaliste. Et comment ! Il y a une faillite de la critique face au génie d’un projet fou à l’écriture magistrale.
4 Chevillard pour le prix d’un, on s’dépêche ma bonne dame
Ce roman commence par un avant-propos. Chevillard livre une réflexion sur la relation auteur-héros, et a le bon goût de nous donner quelques clefs de lecture : le héros-narrateur va soliloquer… Mais cette fois-ci, Chevillard, l’auteur derrière la plume, ne le laissera pas faire et le corrigera sans vergogne pour rétablir SA vérité au prix de notes de bas de pages immenses. Ceci étant dit, nous n’avons pas là un seul mais presque quatre livres qui se superposent, s’entrecroisent et se nourrissent en un projet passionnant et hilarant.
Un repas cinq moustaches
Pièce maîtresse, l’histoire principale. Est un homme à qui on a promis son plat préféré. Arrive la matrone, qui lui sert – foutredieu ! – le remugle blanchâtre d’un gratin de choux-fleur, bien loin de la truite aux amandes espérée. Il raconte par le menu (lol) à une femme assise à une terrasse de café sa mésaventure et sa colère. Comme d’habitude c’est parfait. Un déluge de mot, de tournures, de formules neuves… J’ai passé mon temps à corner les pages.
Entre-mets. La narration est coupée par des apartés en italique qui décrivent ce que voit le narrateur attablé de sa terrasse. Ça ressemble plus aux considérations sur les manies contemporaines, dans le mode de l’excellent blog l’autofictif.
Tiers livre, les notes de bas-de-page d’Eric Chevillard, qui se moque de son narrateur, de ses postures, de ses prétentions. Il y compare sa vie avec celle du héros-narrateur, pense littérature… Je l’ai lu comme une sorte de retournement de l’autofiction, bien visible dans le titre d’ailleurs, un pastiche-dépassement énorme et formidable que n’importe quel lecteur d’Angot devrait être obligé de lire. C’est absolument passionnant et remarquable, servi par le style toujours époustouflant de l’auteur, jusqu’à une certaine note de bas-de-page :
Dessert donc, cette (vingt-sixième je crois) note est un roman d’une centaine de pages. Inception, roman dans le roman, il raconte un homme en fuite d’une scène de crime. Il ne sait où aller et décide de suivre une fourmi providentielle. Le dos courbé, le voilà traçant sa route et bientôt rejoint par une femme, un tamanoir, un enfant… Ce roman-gigogne est une fable pliante, qui nourrit et concurrence le roman principal.
Big Bang Theory
Il faudrait encore souligner comme c’est raconté, comme la moindre scène est décrite parfaitement, et plus drôlement encore. J’ai relu des paragraphes en boucle pour en percer le génie musical ou la finesse d’un rythme de monologue (la rencontre du suiveur de fourmi avec la femme, l’arrivée du tamanoir, l’incorporation de Chevillard dans l’armée…). Il faudrait comprendre comment cet auteur réussit le prodige du nonsense et de l’exercice de style sans sombrer dans l’Oulipo vain, comment il effleure sans cesse les questions les plus philosophiques sans les poser, par simple intelligence de l’écriture. On parle de chou-fleur, on s’emporte, en fait on a interrogé la création et l’existence…
Ce livre, réflexif comme le chou-fleur – objet fractal dont le tout n’est que la répétition lancinante de sa partie – est d’une élégance rare, dont la cohérence foisonnante n’est jamais brutale mais s’apprécie comme un cadeau, un de ces chefs-d’œuvre qui console des douleurs de la vie.
Les poilus parlent aux poilus